Page:Gorki - La Mère, 1945.djvu/278

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au ciel des nuages gris voguaient lourdement, se dépassant les uns les autres ; des deux côtés de la route fuyaient les arbres mouillés dont les faîtes dénudés se balançaient ; les champs s’étendaient en cercles ; des monticules s’avançaient, puis restaient en arrière ; on eût dit que cette journée trouble courait au devant de quelque chose de lointain, d’indispensable.

La voix nasillarde du postillon, le tintement des grelots, le sifflement humide et le frôlement du vent se fondaient en un ruisseau sinueux et palpitant, qui coulait au-dessus des champs avec une force uniforme et réveillait les pensées…

— Le riche se trouve à l’étroit au ciel même !… C’est toujours comme ça… Mon frère a commencé à lésiner… les autorités sont ses amis… continuait le cocher, toujours assis sur le rebord de la carriole.

Arrivé au terme du voyage, il détela les chevaux et dit à la mère d’un ton désespéré :

— Tu pourrais bien me donner cinq kopeks… pour que je puisse boire…

Comme elle acquiesçait à sa demande, il déclara sur le même ton, en faisant résonner les deux piécettes dans le creux de sa main :

— J’achèterai pour trois kopeks d’eau-de-vie et pour deux de pain…

Dans l’après-midi, la mère fatiguée et transie, arriva au grand village de Nikolski ; elle se rendit à l’auberge, demanda du thé et, après avoir caché sous un banc sa pesante valise, elle s’assit près de la fenêtre et considéra la petite place recouverte d’un jaune tapis d’herbe piétinée, le bâtiment de l’administration communale, une grande maison grise et sombre, au toit fléchissant… Assis sur les marches du perron, un paysan chauve, à la longue barbe, fumait sa pipe.

Les nuages couraient en masses sombres, s’entassaient les uns sur les autres… Le silence régnait, un ennui maussade se dégageait de toutes choses, on aurait dit que la vie, cachée on ne sait où, se taisait.

Soudain, un sous-officier de Cosaques arriva au galop sur la place ; il arrêta son alezan devant le perron de l’administration et cria quelque chose au paysan en agitant son fouet. Ses appels traversaient les vitres, mais la mère ne pouvait comprendre les paroles… Le