Page:Gorki - La Mère, 1945.djvu/297

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— Il y a beaucoup de gens qui m’écoutent… répliqua à voix basse le paysan, offensé. Tu as tort de parler ainsi… Je suis comme une espèce de levure…

Stépane regarda sa femme sans mot dire et baissa de nouveau la tête.

— Pourquoi les paysans se marient-ils ? demanda Tatiana. Ils ont besoin d’une ouvrière, disent-ils… pour travailler à quoi ?

— Tu n’as donc pas assez à faire ? fit sourdement Stépane.

— À quoi sert-il ce travail ? On vit quand même dans la misère, de jour en jour… Les enfants naissent… on n’a pas le temps de les soigner… à cause du travail qui ne vous donne pas même de pain…

Elle s’approcha de la mère, s’assit à côté d’elle, et continua obstinément, sans tristesse ni plainte dans la voix.

— J’en ai eu deux… L’un a été brûlé par le samovar… il avait deux ans… l’autre était mort-né… à cause du travail maudit… Est-ce un bonheur pour moi ? Je dis que les paysans ont tort de se marier… ils se lient les mains, et voilà tout… S’ils étaient libres, ils combattraient ouvertement pour la vérité, comme cet homme que tu connais… N’ai-je pas raison, mère ?

— Oui ! dit Pélaguée. Oui, ma chère, autrement, on ne peut pas vaincre la vie…

— Vous avez un mari ?

— Il est mort… J’ai un fils…

— Où est-il ? il vit avec vous ?

— Il est en prison ! répondit la mère.

Et elle sentit que dans son cœur, une fierté paisible se mêlait à la tristesse dont ces paroles la remplissaient toujours.

— C’est déjà la seconde fois qu’on l’enferme, parce qu’il a compris la vérité divine et qu’il l’a ouvertement semée, sans se ménager !… Il est jeune, il est beau… il est intelligent ! C’est lui qui a eu l’idée de faire un journal ; c’est grâce à lui que Rybine s’est occupé de la distribution, quand même Rybine est deux fois plus âgé que lui !… On va bientôt juger mon fils pour tout cela… et après, quand il sera en Sibérie, il s’enfuira et reviendra se mettre à l’ouvrage… Il y en a déjà beaucoup de ces gens, leur nombre augmente sans cesse,