Page:Gorki - La Mère, 1945.djvu/314

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gaillards-là qui formeront le véritable prolétariat cultivé et qui prendront notre place, quand nous partirons pour l’endroit où il n’y a probablement pas de différences de classe…

— Tu es devenu bien bavard, ami…

— Je suis heureux, c’est pourquoi je babille… Je pars, je pars… Ainsi donc, tu penses que tu vas aller en prison ? Je te souhaite de t’y reposer…

— Merci, je ne suis pas fatigué.

La mère les écoutait, heureuse de les voir s’inquiéter du blessé.

Lorsque le docteur fut parti, Nicolas et Pélaguée se mirent à table en attendant leurs hôtes nocturnes. Longtemps, à voix basse, Nicolas parla de ses camarades qui vivaient en exil, de ceux qui s’étaient échappés et continuaient à travailler sous de faux noms. Les murailles nues de la pièce renvoyaient le son étouffé de sa voix, comme si elles doutaient de ces étonnantes histoires de héros modestes et désintéressés qui avaient sacrifié leurs forces à la grande œuvre de la rénovation humaine. Une ombre tiède entourait la mère ; son cœur se remplissait d’amour pour ces inconnus qui se résumaient dans son imagination en un seul être immense, plein d’une force mâle et inépuisable. Lentement, mais sans s’arrêter, cet être marchait sur la terre, arrachant la séculaire moisissure du mensonge, découvrant aux yeux des hommes la vérité simple et nette de la vie, qui promettait à tous de les libérer de l’avidité, de la haine et du mensonge, ces trois monstres qui avaient asservi et épouvanté le monde entier… Cette vision faisait naître dans le cœur de Pélaguée une impression pareille à celle qu’elle éprouvait jadis en s’agenouillant devant les saintes images, pour terminer par une prière reconnaissante des journées qui lui semblaient moins pénibles que les autres. Maintenant, elle avait oublié son passé, et le sentiment qu’il lui inspirait s’élargissait, devenait plus lumineux et plus joyeux, pénétrait plus profondément son âme, vivait et s’enflammait toujours davantage.

— Les gendarmes ne viennent pas ! s’écria Nicolas en s’interrompant.

La mère le regarda et fit, après un silence :

— Qu’ils aillent au diable !