Page:Gorki - La Mère, 1945.djvu/43

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se cachait dans les paroles sonores. L’une surtout de ces chansons nouvelles troublait et inquiétait la mère. Elle ne disait pas les gémissements, les perplexités de l’âme outragée qui erre solitaire dans les sentiers obscurs des incertitudes douloureuses, ni les cris de l’âme incolore et informe assaillie par la misère, abrutie par la peur. Elle ne répétait pas les soupirs languissants de l’être avide d’espace, ni les cris de défi de l’audace fougueuse prête à détruire le mal et le bien, indifféremment. L’aveugle sentiment de la vengeance et de la haine, capable de tout anéantir, impuissante à rien créer, y faisait défaut ; il n’y avait dans cette chanson aucune trace de l’ancien monde, du monde des esclaves.

Les paroles dures, la mélodie austère ne plaisaient pas à Pélaguée, mais il y avait dans cette chanson comme une force immense qui étouffait le son et les mots, éveillant dans le cœur le pressentiment de quelque chose de trop grand pour la pensée. La mère voyait ce quelque chose sur les visages, dans les yeux des jeunes gens, et, cédant à cette puissance mystérieuse, elle écoutait toujours la chanson avec une attention redoublée, avec une profonde inquiétude.

— Il serait temps de l’entonner dans la rue ! disait le sombre Vessoftchikov, aux premiers jours du printemps naissant.

Lorsque son père, une fois de plus, fut mis en prison pour vol, il déclara tranquillement :

— Maintenant, nous pourrons nous réunir chez moi…

Presque tous les soirs après le travail, l’un ou l’autre des camarades venait chez Pavel ; ils lisaient ensemble, copiaient des passages dans des brochures. Ils étaient soucieux et n’avaient plus le temps de se débarbouiller. Ils soupaient et prenaient le thé sans poser les livres ; et leurs propos devenaient de plus en plus incompréhensibles à la mère…

— Il nous faut un journal, répétait Pavel très souvent.

La vie devenait fiévreuse et agitée ; les gens couraient toujours plus rapidement de l’un à l’autre, d’un livre à l’autre, comme des abeilles qui volent de fleur en fleur.

— On commence à parler de nous, dit un soir Vessoftchikov. Probablement que nous serons bientôt pris…

— Les cailles sont faites pour être prises au filet ! fit le Petit-Russien.