Page:Gorki - Ma Vie d’enfant.djvu/179

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être avait une habitude pour le moins bizarre : le dimanche, il s’asseyait à sa fenêtre et tirait de la grenaille sur les chiens, les chats, les poules, les corbeaux et aussi sur les passants dont le visage ne lui plaisait pas. C’est ainsi, qu’une fois, il farcit de petit plomb la hanche de Bonne-Affaire ; la grenaille, heureusement, n’avait pu traverser la veste de cuir, mais quelques petits grains avaient roulé dans la poche de notre pensionnaire et je me rappelle avec quelle attention il les examina à travers ses lunettes. Grand-père lui conseilla de porter plainte, mais il répondit en jetant les petites perles grises dans un coin de la cuisine :

— Cela n’en vaut pas la peine !

Une autre fois, le tireur envoya quelques plombs dans la jambe de mon aïeul qui se fâcha, se rendit chez le juge de paix et se mit en quête de rassembler les autres victimes ainsi que des témoins. Mais l’individu disparut brusquement.

Chaque fois que les détonations retentissaient dans la rue, l’oncle Piotre, s’il était à la maison, se hâtait de couvrir ses cheveux gris de sa vieille casquette des dimanches qui avait une immense visière ; et il sortait aussitôt, traversant la cour à grandes enjambées. Les mains cachées derrière le dos, sous son cafetan qu’il soulevait comme une queue de cob, le ventre bombé, il passait posément sur le trottoir, devant le tireur, puis rebroussait chemin et recommençait ce manège. Tout le monde, chez nous, se tenait au portail ; à la fenêtre apparaissait le visage bleu du militaire et, au-dessus, la tête blonde de sa femme ; de la cour des Betleng, les