Page:Gorki - Ma Vie d’enfant.djvu/58

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grand’mère comment ils se sont débarrassés de ton père ! Elle te le dira, car elle n’aime pas le mensonge et ne le comprend pas. Bien qu’elle boive de l’eau-de-vie et prise du tabac, la grand’mère est une sorte de sainte, de bienheureuse. Écoute-la toujours et aime-la bien…

Il me posa à terre et je me retirai effrayé, bouleversé. Dans le corridor, Tziganok me rattrapa et me tenant par la tête, me chuchota tout bas :

— N’aie pas peur de Grigory, car il est bon ; regarde-le en face, dans les yeux, il aime qu’on le regarde ainsi…

Tout était étrange et m’inquiétait. Je ne connaissais pas d’autre existence, mais je me rappelai pourtant que mon père et ma mère ne vivaient pas de la sorte ; ils tenaient d’autres propos, ils avaient d’autres divertissements ; ils s’asseyaient toujours l’un près de l’autre, et marchaient côte à côte. Souvent, installés près de la fenêtre, ils riaient ensemble des soirées entières, ils chantaient tout haut et les gens s’attroupaient pour les regarder. Le spectacle de ces visages au nez en l’air m’amusait et me faisait penser aux assiettes sales d’après dîner. Ici on riait peu et on ne savait pas toujours de qui ou de quoi on se moquait. Souvent, on s’invectivait mutuellement, on chuchotait avec mystère dans les coins. Les enfants n’étaient pas bruyants, nul ne s’apercevait de leur présence ; on aurait dit qu’ils étaient fixés au sol, comme la poussière abattue par la pluie. Je me sentais un étranger dans cette demeure et cette manière de vivre m’excitait, m’irritait par d’incessantes piqûres ; je devenais soupçonneux et j’en étais