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Page:Goudeau — Dix ans de bohème, 1888.djvu/65

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Les jours succéderont aux jours, et les années
S’effeuilleront ainsi que des roses fanées,
Avant que je n’étreigne entre ces faibles bras
Les seuls trésors que j’aie adorés ici-bas :
La gloire et le génie. Et pourtant, comme j’aime
Ces Lettres dont j’ai fait ma volupté suprême !
Comme je sens vibrer tout mon cœur dans les mots !
Ce qu’ils m’ont prodigué de plaisirs et de maux,
Ce que j’ai consumé de nuits passionnées
À guetter une phrase au vol, et de journées !
Oui, même quand Avril riait dans un ciel clair,
Même quand un parfum de fleur flottait dans l’air
Suave et délicat comme un souffle de femme,
Je m’enfermais, bouchant mes yeux, domptant mon âme,
Ivre de mon travail et prêt à me tuer
Pour vaincre enfin les mots rebelles, et créer.
Créer ! sentir les mots palpiter sur la page,
Les entendre frémir d’amour, hurler de rage,
Et moi-même avec eux vibrer, souffrir, crier.
Être en eux comme Dieu dans le monde, créer !

Cela ressemblait peu aux théories des Vivants et des Brutalistes ; mais ce qui rapprochait beaucoup le poète de ses amis, c’était le goût quand même pour ce qui s’est appelé depuis le modernisme, c’est-à-dire, à l’exclusion des légendes antiques et des récits moyenâgeux, la recherche du moment présent, de l’heure qui passe avec nous, et qui chante ou pleure dans nos sourires ou nos larmes d’êtres vivants.