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Page:Goudeau - Poèmes ironiques, 1888.djvu/7

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LES BILLETS BLEUS




LA RÉVOLTE DE LA MACHINE



Le docteur Pastoureaux, aidé d’un vieil ouvrier fort habile, que l’on nommait Jean-Bertrand, avait inventé une machine qui révolutionnait tout le monde savant. Cette machine était animée, presque pensante, presque voulante, et sensible : une manière d’animal en fer.

Il est inutile d’entrer ici en des détails techniques trop complexes, qui rebuteraient. Qu’il suffise de savoir qu’avec une série de boîtes de platine, pénétré par de l’acide phosphorique, le savant avait trouvé le moyen de donner une sorte d’âme aux machines locomobiles ou fixes ; que cet être nouveau devait agir à la façon d’un taureau de métal, d’un éléphant d’acier.

Il faut ajouter que, si le savant de plus en plus s’enthousiasmait pour son œuvre, le vieux Jean-Bertrand, superstitieux en diable, s’était peu à peu effrayé d’apercevoir cette subite évocation d’intelligence dans une chose primitivement morte.

D’ailleurs, les camarades de l’usine, qui suivaient assidument les réunions publiques, s’insurgeaient tous contre les machines qui servent d’esclave au capitaliste et de tyran à l’ouvrier.

On était à la veille de l’inauguration du chef-d’œuvre.

Pour la première fois, la machine avait été munie de tous ses organes et les sensations extérieures lui parvenaient distinctes ; elle comprenait que, malgré les entraves qui la retenaient encore, des membres solides s’adaptaient à son être jeune, et que bientôt elle pourrait traduire en mouvement au dehors ce qu’elle éprouvait au dedans.

Or, voici ce qu’elle entendit ;

— Étais-tu hier à la réunion publique ? disait une voix.

— Je te crois, vieux, répondit un forgeron, sorte d’hercule aux bras musclés et nus.

Bizarrement éclairée par les becs de gaz de l’atelier, sa figure, noire de poussière, ne laissait voir dans la pénombre que le blanc de deux gros yeux, où la vivacité remplaçait l’intelligence.

— Oui, j’y étais, j’ai même parlé contre les machines, contre ces monstres que nos bras fabriquent et qui, un jour, donne-