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— Je crois bien, j’en porterais le double. L’homme décrocha deux jambons des solives, et, laissant la lumière sur une marche, retourna à sa voiture.

René fit d’affilée quatre voyages. Il soufflait un peu, rouge, le front en sueur ; au dernier tour, il s’arrêta un moment pour reprendre haleine, les bouteilles étaient acculées à une cloison en briques, derrière laquelle il se passait quelque chose… on parlait. Les mots prononcés à voix haute arrivaient très distinctement.

René remarqua avec surprise que c’était de l’allemand. Alors il écouta ; peu à peu, il se rapprocha de la fissure à laquelle il finit par coller son oreille. On disait :

— II a passé tantôt deux batteries de 75, elles sont cachées dans le bois de Grailly pour balayer la route. J’ai coupé le télégraphe tout à l’heure au dixième poteau… de sorte que l’avant-garde ne pourra plus communiquer avec le reste…

La voix s’arrêta, reprit :

— J’entends mal, il y a de la friture… Vous dites… Ah ! oui, nous avons renversé deux arbres sur la route…

Un silence assez long… puis de nouveau la voix :

— C’est bon, je lancerai la fusée rouge quand il n’y aura plus de danger pour que vous passiez, la ville sera à vous… Au revoir, j’ai compris, j’y cours.

René perçut le léger déclic d’un récepteur raccroché à l’appareil téléphonique, un bruit de pas et le ressaut d’une porte vivement fermée.

Il se releva tout pâle :

— Qu’est-ce que cela veut dire ? Pourquoi parle-t-on allemand ? pourquoi le téléphone est-il dans la cave ?

Perplexe, il se chargea des dernières bouteilles et remonta l’escalier.

L’épicier travaillait vite, rangeait ses marchandises avec ordre, la voiture était pleine, l’homme, satisfait, rentra dans la maison.

— À la soupe, les enfants, dit-il, après, on se trotte…

L’épicière avait mis sur la table, couverte d’une toile cirée qui représentait une carte de géographie, des assiettes de faïence à fleurs bleues, des cuillères d’étain, de gros verres, un pot de bière, un pain rond, du fromage et une soupière qui fleurait bon les choux. Une jeune fille, qui venait de mettre les volets de bois à la devanture de la boutique, arriva en hâte.

La famille s’attabla. Il restait une place.

— Mais viens donc, le gosse, dit Mullois, t’as bien gagné la pâtée.

René accepta simplement ; ces braves gens le regardaient tous avec une sympathie évidente.

— Je te présente mon futur commis, expliqua l’épicier à sa fille. Le pauvre gas cherche son père au front que ces c… de Boches ont blessé.

— Tu retournes au front, père, cette nuit ? répondit celle-ci qui était employée aux postes. J’aime pas ces tournées-là.

— Ah ! ni moi, accentua la mère, c’est par trop dangereux.

— Dangereux ! allons donc. On gagne bien le voyage, je vends les prix que je veux…

Et il ajouta, en caressant la joue de sa voisine :

— Faut gagner la dot à mam’zelle Désirée !

— Faut d’abord lui garder son père, riposta la jeune fille.

Pendant ce temps, la mère avait servi tout le monde en commençant par 1’ « invité ». Désirée reprit :

— Vous savez pas, tout à l’heure, on a coupé la communication avec Soissons, les dépêches passent plus.