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Page:Gouraud d’Ablancourt - Le Mystère de Valradour.djvu/76

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soyez patients, nous nous reverrons, et si on vous demande où nous sommes, mon fils et moi, ayez l’air stupéfaits et très inquiets, cherchez-nous vers la rivière.

— Je comprends, fit Albert, il faut dire une chose, vous ferez l’autre. J’y suis.

Une troupe de cavaliers se présentait au portail. Albert courut tirer la cordon qui faisait résonner le gong placé, dans le hall du château.

Les cavaliers passèrent sans s’occuper des gardiens.

Albert rentra presque tout de suite. René arriva en courant :

— Je te cherchais, maman. Tout est prêt dans le kiosque, sous la garde de Mousson. Je suis allé au garage et, très ostensiblement, j’ai vérifié les pneus de l’auto des officiers d’ordonnance, une bonne voiture de vingt chevaux, j’y ai mis une bouteille d’air comprimé, une roue de rechange, j’ai fait le plein d’essence, j’ai graissé tous les rouages. Quand les Boches seront à dîner, je sortirai du garage sans corne ni sirène, mais sans me cacher ; Je personnel me croit Allemand, j’ai comme preuve mon sauf-conduit au nom de Karl Hartmann, je l’ai montré au feldwebel, je lui ai même expliqué que je devais aller chercher un général cette après-midi par ordre de l’empereur. J’ai pris la casquette aux armes impériales qui était dans la voiture de l’empereur, une bonne peau de bique, toujours au Prussien, j’ai posé tout cela sur le siège.

— Fiské, tu en as du toupet, savez-vous ! s’écria Albert.

— J’ai la foi ! J’arriverai ! Maman, veux-tu, quand midi sonnera à l’horloge du château, aller au tournant de l’avenue près de la barrière ouvrant sur la route au delà des remises ? Aucun Allemand n’est jamais entré par là, et il y a beaucoup de chance pour qu’ils ignorent cette voie que moi-même je n’ai relevée qu’hier, quand j’ai visité toute la propriété. Tu t’abriteras sous un sapin, mère, et quand tu entendras le roulement de la voiture, tu t’avanceras, je stopperai et tu monteras lestement à l’intérieur. J’aurai baissé les stores. Il ne faut pas qu’on voie une femme. Je suis censé aller chercher un général par ordre de l’empereur. J’ai toujours remarqué la vérité du proverbe français : « Aux audacieux, les mains pleines. » Tu souris, mère, tu penses que je cite beaucoup la sagesse des nations, j’ai appris cela de mon oncle Pierre, le doux et saint prêtre soldat, que j’aurai tant de bonheur à te faire connaître.

— Ne crois-tu pas, Pio mio, qu’il serait préférable de partir quand la nuit serait tombée ?

— J’y ai réfléchi et, finalement, je me suis arrêté au plan que je viens de te dire. La nuit, je ne connais pas la route, je n’oserais voyager sans phares, cette lumière nous rendrait plus apparents. Tandis qu’à midi, à l'heure où toute la maison sera en train de se restaurer, nous aurons l’absolue liberté ; un Allemand à table est malaisé à déranger. En attendant, maman, repose-toi ici ; moi, je vais rôder autour du château, il faut que je me montre comme si j’étais des leurs.

L’enfant s’échappa sur ces mots. Hardi, adroit, agile, il trouva moyen d’observer beaucoup de choses, entre autres, il acquit la certitude du mal de l’empereur et de l’existence de son sosie. Ce n’était pas en vain qu’on avait voulu éloigner le seigneur de la guerre, le cacher dans un lieu perdu au milieu des bois. Il souffrait, il gémissait ; une opération était suspendue sur sa tête. Et son moral était impressionné par le souvenir de son père, le malheureux Frédéric, dont il avait été le cruel fils.

Celui qui a tant fait couler de sang, tant répandre de larmes, est à l’heure d’expiation, et dans ses yeux, qui suivent à travers la vitre le vol des corbeaux sous les nuages bas, passent des lueurs d’épouvante...