Page:Gouraud d’Ablancourt - Un éclair dans la nuit.djvu/21

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n’aurait pas toujours la malchance. Son nom était une valeur. Souvent des camarades lui avaient dit :

— Tu épouseras une milliardaire ! Et il ripostait très convaincu : j’épouserai qui j’aimerai. Son caractère fier se prêtait peu au calcul vénal. Mais il pouvait gagner de l’argent, entrer dans une industrie ou un conseil d’administration. Savait-il... il se débrouillerait. En ce moment, il appréciait les faveurs de la fortune. Grâce à elles, on pouvait aider les autres, jouir de la considération générale, ne pas être humilié par un directeur de collège. Tout en songeant, inspiré par l’ambiance plutôt que par une sage philosophie, il procédait à sa toilette pour laquelle un somptueux cabinet, dernier genre, offrait son confort. La fenêtre de cette pièce donnait sur la cour de service très animée à cette heure. Un palefrenier étrillait un beau cob gris, un autre serviteur astiquait une limousine, un troisième donnait un coup de lance à une torpedo rouge à deux places qui devait être la voiture d’Onda. Le cheval surtout intéressait l’observateur. Il se rappelait son enfance, quand son père le prenait un instant avec lui sur sa selle pour lui faire accomplir le tour du parc au trot, à Luçon, leur antique château familial, vendu aujourd’hui, avec tous les portraits d’ancêtres, les armures, les anciens meubles où s'accrochaient les souvenirs de tant de générations ! Tout cela s’était éparpillé au souffle de la ruine, on avait sacrifié l’une après l’autre toutes les fermes, les équipages, la meute, l’hôtel de la rue de Varenne. Pour se rattraper, le père jouait aux courses et au cercle. Un jour, on l’avait rapporté après une chute de cheval et il avait agonisé un an dans le chalet du Sillon, à Saint-Malo, dernière propriété de la comtesse de Luçon, dont la cruelle maladie de son mari avait achevé d’emporter les ressources. Ah ! son destin de fils de race était autrement cruel que celui de ce camarade gentil qui n’avait pas de titre nobiliaire. Et pourtant, quelle généalogie était derrière Onda, un grand arbre à l’immense ramure dressait son ombre sur ce dernier rejeton des descendants du héros qui conduisit la « Retraite des dix mille ». Tancrède s’attardait rêveur, lorsqu’il fut dérangé par la succession d’appels impatients d’une corne d’automobile. Il regarda au dehors :

— Mais que fais-tu ? lui cria son ami, je t’attends.

L’instant d’après, les deux enfants, grisés d’air vif respiré à pleins poumons, suivaient l’avenue des Champs-Elysées, celle du Bois et gagnaient au rallenti l’allée des Acacias. Beaucoup de promeneurs profitaient de l’heure exquise d’avant mi-jour, pour arpenter doucement le Bois empli de jeune verdure. Des groupes s’arrêtaient, échangeaient des sourires, des saluts. Onda devait souvent lever