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Page:Gourmont - Promenades littéraires, sér1, 1922.djvu/355

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d’un dominateur littéraire ; il était destiné à vaincre, même dans l’intelligence fruste de ses compatriotes, la réputation de Longfellow, pour qui il fut cruel et qui pourtant lui a rendu justice.

En Angleterre, oui, il aurait été mieux apprécié, il y a là un public vraiment intellectuel, vraiment aristocratique, pour lequel une page originale est un bienfait et qui sait se montrer pécuniairement reconnaissant. L’Anglais paie ses plaisirs.

En France, Poe eût peut-être souffert davantage. Pas plus que Baudelaire, que Flaubert, que Villiers, que Verlaine, que Mallarmé, il n’eût été capable de gagner sa vie ; ses contes d’une si riche idéalité auraient été, comme ceux de Villiers, méprisés de la masse des lecteurs démocratiques et nulle revue, nul journal n’aurait accueilli ses critiques dédaigneuses, violentes, et qui ne cessent brusquement d’être agressives que pour traiter en un style d’une précision parfois un peu dure les problèmes les plus obscurs de l’expression de la pensée.

Un écrivain de haute intelligence juge toujours que son milieu est le pire de tous ceux où il aurait pu vivre. Le mépris que Poe professait pour les Américains, Schopenhauer l’éprouvait pour les Allemands, Carlyle pour les Anglais, Léopardi pour