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Page:Gourmont - Promenades littéraires, sér4, 1927.djvu/332

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elle exercée déjà dans les compositions littéraires, dans les disputes d’éloquence. Tout en elle annonçait la femme supérieure qu’elle allait devenir, quand l’amour lui aurait fait comprendre le sens de la vie. Nuls amants ne furent jamais mieux faits l’un pour l’autre, et s’il est vrai qu’Abélard avait formé de subtils plans de séduction, ils se trouvèrent inutiles devant cette vierge ardente qui ne demandait qu’à aimer celui qu’elle admirait. Tout, dans la suite de sa vie, indique la femme qui s’est donnée librement et joyeusement. Ils se séduisirent l’un et l’autre et obéirent dans la même minute à la fatalité qui les menait dans la joie vers une infortune presque sans exemple.

Abélard, négligeant l’étude et la philosophie, faisait pour sa maîtresse des poèmes et des chansons qu’il mettait lui-même en musique. Il eut l’imprudence de les montrer à ses amis, qui d’ailleurs s’inquiétaient de son changement d’attitude, de ses distractions, de la faiblesse de ses leçons ; il n’inventait plus, il récitait. Tout Paris connut bientôt la passion qui l’enlevait à l’éloquence et aux belles lettres, mais le dernier informé fut, comme d’usage, le principal intéressé, l’oncle, le tuteur, le chanoine Fulbert. Il ferma sa porte au précepteur et surveilla sa nièce avec un soin qui venait un peu tard et qui se montra assez inefficace, puisque les amants continuèrent sinon de se voir, du moins de s’écrire.