Page:Gozlan - De neuf heures à minuit, 1852.djvu/110

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On comprend qu’un caractère pareil fût peu maniable, surtout pour une femme chez laquelle la crainte était à ce point passée en habitude qu’elle avait coutume de dire : Avant que Leveneur ne me tue, je voudrais bien voir ou faire telle chose. Peut-être s’exagérait-elle le danger de sa position : elle avait sûr son mari un motif secret d’autorité bien réel et excessivement puissant au moyen duquel non-seulement elle le tenait en sa dépendance, mais avec lequel, pour peu qu’elle l’eût voulu, elle aurait reconquis son autorité de femme et de mère et eût fait son bonheur intérieur et celui, de sa fille. Néanmoins, la peur était plus forte chez elle que le désir de s’assurer cet immense avantage. Ce secret imposait à madame Leveneur de très-grandes précautions pour que sa fille ne le découvrît pas ; mais Manette avait déjà sinon des soupçons, du moins des inquiétudes ; et ce sont ces inquiétudes vagues qui la faisaient souvent regarder au plafond de l’arrière-boutique en filant son lin dans les longues soirées d’hiver.

Tous les mauvais procédés dont on accablait Manette ne l’empêchaient ni d’être fort jolie ni fort souhaitée en secret par les jeunes gens de Saint-Faréol. Ils savaient qu’au bout de cet enfer il y avait pour elle une riche dot et un héritage d’une valeur incalculable ; mais les désirs s’arrêtaient tremblants à la porte de l’opulent épicier. Nul ne se sentait assez brave pour aller demander à M. Leveneur la main de Manette sans avoir quelque cent mille francs à lui montrer en portefeuille ou à l’horizon sous la forme de vastes prairies ou de bois d’un grand prix. Qui sait jusqu’à quel point un homme comme l’ancien garde-chasse pouvait pousser la brutalité du refus ? — Elle ne se mariera pas dans la commune, ajoutaient les ambitieux pour adoucir en eux l’amertume d’une impossibilité radicale à aspirer à la fille de M. Leveneur, car personne ici n’a même vingt