Page:Gozlan - De neuf heures à minuit, 1852.djvu/113

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autant qu’il le pourrait, de lui faire regretter à chaque instant les connaissances qu’elle rapporterait à sa sortie. Il se réjouissait d’avance en pensant qu’il aurait là facilité d’avilir dans sa fille, chez lui, cette instruction, ce savoir, cette odieuse science dont il était privé et à cause de laquelle il avait perdu la moitié, la plus belle moitié des avantages qu’il espérait retirer de sa position au château de Meursanne.

Ceci justifie sa sympathie pour le conducteur de la diligence de Bourges et sa froideur pour sa fille Manette, qu’il projetait de lui donner en mariage.

Chaque jour s’augmentait pourtant l’envie de la jeunesse de Saint-Faréol, en voyant d’un côté la fortune de M. Leveneur grandir et s’étendre, de l’autre la beauté de sa fille Manette se développer dans la même proportion. Pas de conversation qui ne les ramenât invariablement l’un et l’autre ; c’était un intarissable sujet, mais un sujet dont le dernier mot était toujours le doute et le découragement. L’idée devint fixe après avoir été contagieuse. Elle fut si invinciblement scellée au cerveau des jeunes gens, qu’aucun d’eux n’osa plus se marier, de peur de laisser échapper l’occasion d’épouser Manette, véritable pomme d’or des Hespérides gardée par un dragon. Vainement les mères, les tantes, ces intermédiaires naturels, essayèrent-elles d’approcher de M. Leveneur. Il profita de leurs faux prétextes d’introduction pour leur vendre plus cher ses marchandises.

L’irritation était à son comble quand un premier clerc de notaire, nommé Janton, témoin silencieux de tous les assauts tentés sans succès contre la forteresse, de M. Leveneur, se dit comme ce philosophe grec : — C’est de ce côté-ci que chacun attend que le soleil se lève ; tournons-nous de l’autre côté pour le voir paraître. Sa pensée était celle-ci : — Il y a peu à espérer d’avoir la fille par la fille ; encore