Page:Gozlan - De neuf heures à minuit, 1852.djvu/21

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— Maintenant, je t’écoute. Allume d’abord ce cigare.

Et de Morieux continua, ainsi le récit de ses tribulations conjugales :

— Tu comprends donc, commandant, que je n’ai épousé Lucette ni pour sa beauté, quoiqu’elle soit réelle, ni pour sa fortune, ni pour ses espérances, ni pour lien de ce qui fait aujourd’hui qu’on se marie à Paris quand on a mon nom et ma position sociale. J’étais fatigué, harassé du monde…

— Comme moi, murmura tout bas le commandant.

— Fatigué de la vie de restaurant…

— Comme moi.

— Fatigué, accablé des soirées au club, à l’Opéra, dans les cercles…

— Comme moi.

— Lassé du jeu, des intrigues des autres et des miennes.

— Comme moi, toujours comme moi.

— Accablé, ennuyé des succès mêmes que j’obtenais de mes quelques avantages d’homme riche, d’homme lancé, et peut-être aussi d’homme assez agréable, puisqu’il faut tout dire dans cette confession…

— Toujours comme moi.

— Mais toi, s’écria de Morieux, toi, tu ne t’es pas marié, et moi… Enfin, je poursuis. J’avais trente-huit ans ; continuer la vie que nous menions depuis douze ou quinze ans me paraissait aussi impossible qu’il nous aurait paru impossible d’y renoncer lorsque nous étions en train d’en jouir. D’ailleurs nos amis se détachaient l’un après l’autre de ce faisceau que nous formions et que nous pensions si follement devoir toujours se tenir debout et fleuri comme un mai de village. Constantin occupait son consulat en Amérique, de Rostainger ne quittait plus ses terres de la Bourgogne, Villefeuille se mourait du foie ; Champloux,