canon et de la mousqueterie, remorquant après eux un brick anglais chargé de sucre et de tabac.
— Si votre chien avait été à bord, dit le capitaine Grenouille au vieux lieutenant de vaisseau qui l’avait apostrophé la veille sur les rochers, il toucherait aujourd’hui mille francs pour sa part de prise.
Pendant trois ans, la Grenouille réussit au delà de toute prévision ; elle était devenue la terreur des ennemis, des Anglais surtout. Si elle sentait l’impossibilité de lutter de vitesse avec quelque frégate qui lui donnait la chasse, elle tâchait de se mettre hors de la portée de ses canons pendant tout un jour, et le soir, changeant de route, elle se perdait dans la brume ou se réfugiait derrière des rochers inabordables pour la frégate.
Comment dire la vie de l’équipage, quand il avait réalisé en bons écus ou en pièces d’or sa part du butin ? À leur tour, les pièces d’or se changeaient en vins de toutes sortes de pays ; rien n’était trop bon, rien n’était trop cher. Quand les corsaires, au retour d’une campagne heureuse, descendaient à terre, ils s’installaient dans quelque cabaret fameux, et ils juraient de n’en sortir que le jour où il n’y aurait plus un jambon au grenier, plus une goutte de vin dans la cave. L’Anglais régalait, c’est tout dire.
De bon sang normand, le capitaine Grenouille avait senti se développer en lui un certain amour de la propriété, à mesure qu’il s’était enrichi dans son commerce. Il acheta d’abord un petit morceau de bien, comme disent ses compatriotes, puis un autre ; à un champ de pommiers il ajouta un champ de blé ; il s’arrondit en proportion de ses succès. De la propriété à l’ordre, il n’y a qu’un pas ; il aima l’ordre, mais en corsaire ; un corsaire économe doit être un terrible phénomène. Le capitaine Grenouille était ce phénomène.