Page:Gozlan - De neuf heures à minuit, 1852.djvu/61

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Suzon, en acquérant du pouvoir, avait fini, ainsi que cela arrive toujours, par prendre goût au despotisme ; elle l’exerçait maintenant sans pitié, à l’égard surtout de celui qui le lui avait concédé, le souffrait et n’avait plus en lui la force de le détruire. Comme on l’a vu dans les scènes précédentes, elle gardait les clefs du vin, du bois, de la vaisselle, de l’argenterie, des porcelaines et même de l’argent. Le commandant lui demandait vingt sous pour acheter du tabac quand sa provision était consommée. Qu’on imagine le coup que dut recevoir au cœur Suzon quand, par un accident naturel, elle revint au château de Chandeleur, qu’elle aperçut de loin tout illuminé et où elle n’était attendue que dans quatre jours ; ce qu’elle éprouva lorsqu’en entrant au salon elle vit une immense table en désordre, un parquet jonché de bouchons, de serviettes, lorsqu’elle respira à plein nez cet air chargé de musc, de vétiver, de fumée de cigares, de parfum de champagne, et qu’elle vit le commandant encore pourpre et animé du festin. Suzon se dit : « Tout cela en quelques heures d’absence ! Et si j’étais restée absente quatre jours ? Je ne m’absenterai plus ! »

Le commandant, croyant enfin tout son monde endormi et voulant pour son repos personnel, ce qui lui importait beaucoup, consolider sa paix avec Suzon, dont il connaissait les sourdes bouderies, les rancunes étouffées, les réminiscences traîtresses, se rapprocha sinueusement du canapé où elle était à demi renversée, et il lui dit avec bonté :

— N’iras-tu pas te coucher aussi ? tu dois être fatiguée. Revenir ainsi, au milieu de la nuit, par le froid…

— Est-ce que je vous gêne ?

— Ah ! quelle idée !

— C’est une idée comme une autre. Si vous êtes attendu là-haut, allez toujours ; moi, je resterai ici.