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Page:Gozlan - Le Dragon rouge, 1859.djvu/290

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le dragon rouge.

seul mot de moi, un seul mot toujours au bord de mes lèvres. Si je l’eusse prononcé, toutes ces douleurs s’écroulaient autour de moi, les tentures noires disparaissaient comme un nuage ; mes enfants, votre frère, nos serviteurs passaient de la désolation à la joie, de la mort à la vie, tout comme moi-même après avoir lu votre nom. Il a fallu refouler dans mon cœur ce mot qui aurait produit ce miraculeux changement. C’est cruel, mais cette cruauté, l’avouerai-je ? n’était pas sans charme pour moi. Que Dieu, je l’imagine, doit se sentir grand et consolé, — s’il éprouve à quelque titre nos satisfactions terrestres, — de savoir d’avance qu’il va faire, à telle minute donnée, le bonheur de ceux qui souffrent ! J’éprouvais quelque chose de cette satisfaction égoïste et divine.

« Je ne veux pas savoir si votre blessure est grave, mortelle ; elle ne peut pas l’être, n’est-ce pas ? Je ne veux pas savoir si vous garderez le lit encore longtemps ; je ne veux pas savoir si vous souffrez beaucoup ; je ne veux pas savoir… je ne veux rien savoir. — Vous vivez ! que mes enfants sont heureux !

« Il est temps de s’occuper des moyens de vous tirer des suites de cette mauvaise affaire. Elle n’est pas sans difficultés. À l’exemple de son grand aïeul, Louis XIV, le jeune roi prétend se montrer de la dernière sévérité contre les duellistes. Il ne veut pas imiter la faiblesse du régent. Dans son conseil l’abbé Fleury paraît l’emporter sur le duc de Bourbon, qui ne voit pas avec la rigueur du vieux ministre ces combats singuliers. Jusqu’ici vous n’avez rien à craindre, puisqu’on vous croit mort ; mais, comme vous ne pouvez toujours rester renfermé au couvent, il faut prévoir le moment, très-prochain, je l’espère, où vous en sortirez.

« Des trois combattants qui ont pris part à ce duel, vous êtes le plus menacé, par la raison fort simple que votre adversaire est en fuite, et que M. le marquis, votre frère, est censé avoir agi sans discernement et à votre instigation. Tout retomberait donc sur vous. L’abbé Fleury ne serait pas fâché de faire