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le dragon rouge.

ne variait pas, le commandeur aimait et vénérait son frère, malgré sa frivolité, ses dissipations et ses folies. Jamais il ne lui adressa le moindre reproche, et plus d’une fois, au contraire, il couvrit un défaut très-grand chez son frère, impardonnable surtout chez un gentilhomme, avec un tact et une délicatesse qu’on pourrait appeler sublime.

Ils étaient installés depuis plusieurs mois à Varsovie.

Un soir d’hiver, entre autres, que la terre était alourdie d’un demi-pied de neige, le commandeur, après avoir, selon son habitude, veillé une partie de la nuit à tracer des plans de géométrie, jeta indifféremment les yeux sur les lettres qu’il avait reçues dans la journée. Parmi ces lettres il trouva une invitation de la belle princesse Zymirska à une soirée qu’elle donnait. Il n’était guère que minuit. Le commandeur essuya ses pinceaux et ses plumes, jeta un manteau sur son habit, d’uniforme, et, avec l’indulgence d’un homme d’esprit qui accepte un sacrifice de complaisance, il sortit pour se rendre à la soirée de la princesse.

Quand il entra dans les salons de la princesse, il trouva la folle société dans une animation extraordinaire, et pourtant la musique et la danse avaient cessé. Avant qu’il se fût informé des motifs de cette trêve bruyante, plusieurs jeunes seigneurs, encore chauds de l’ivresse du bal, vinrent lui dire en l’entourant : — Vous ne devinez donc pas ce qui nous rend si préoccupés en ce moment ? — Moi, je ne devine pas, messieurs, leur répondit le commandeur ; je vous avoue que je ne me suis occupé depuis que je suis ici que de l’absence de mon frère. — C’est précisément de votre frère que nous nous occupons aussi, lui fut-il répondu, toujours avec la même gaîté énigmatique. Sachez donc que depuis huit jours une louve vient chaque soir hurler jusqu’aux portes de Varsovie et épouvanter nos vassaux. Aucun d’eux n’a osé se mesurer avec elle. Elle est énorme, elle a faim ; on ne l’approche pas très-facilement.