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le dragon rouge.

rent que le marquis de Courtenay avait voulu rendre hommage à Casimire de Canilly en associant le chiffre de cette noble demoiselle au sien. Ainsi, Courtenay et Canilly se lisaient, brillaient partout, témoignage d’exquise galanterie dont la réserve française de nos jours se formaliserait à coup sûr.

À deux heures les domestiques vinrent annoncer le souper. Tous les convives passèrent alors dans une vaste salle garnie, le long des murs, des principaux arbustes des pays méridionaux. Les citrons doux, les oranges, les pêches pouvaient se cueillir sur la branche.

Tout rappelle la France : cette longue table, qui revient plusieurs fois sur elle-même ; cette nappe brodée à jour, luxe inouï chez les peuples du Nord ; ces plats, d’une argile transparente, pétrie à Sèvres ; ces sièges légers, épigrammes contre les sièges de chêne fournis par l’Allemagne ; ces flacons, à travers lesquels on voit rougir le vin comme on voit passer un sang pur derrière une belle peau ; ces masses d’argenterie découpée par Martin, le fameux Martin ; ces mets légers d’où s’exhalent tous les parfums des mordantes épices de l’Orient, le safran, le poivre, le piment, la cannelle, stimulants précieux qui volatilisent le sang, le poussent au front et le changent en saillies de feu, en étincelles qui partent du regard, en flammes qui coulent des lèvres. Les vins surtout proclament la domination de la France ; ils nuancent de leurs couleurs chatoyantes les verres de Bohême dans la main des convives, qui ne resteront pas au-dessous de la réputation proverbiale conquise déjà à leur peu de sobriété.

Le marquis avait fait venir de Paris les légumes dont les pays du Nord sont privés, raffinement ruineux imité depuis par plus d’un seigneur polonais qui, semblable au gourmand de la Bible, a vendu son droit d’aînesse et tous ses droits possibles pour décorer sa table de petits pois et de haricots verts.

Le souper se prolonge, c’est-à-dire qu’il doit durer jusqu’au jour.