Page:Gracian - Le Héros, trad de Courbeville, 1725.djvu/14

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bien mise en œuvre, est une voie presque sûre pour changer en quelque sorte la face des conditions dans le monde ; pour qu’un supérieur, quel qu’il soit, n’en ait plus que le fantôme et le nom, et que l’inférieur se substitue à toute l’autorité. Mais si l’homme qui en a compris un autre est en état de le dominer, l’homme aussi que personne ne peut approfondir reste toujours comme dans une région inaccessible à la dépendance.

Que votre attention se réveille donc pour frustrer celle de certaines gens qui cherchent à découvrir jusqu’où va précisément votre suffisance. Il faut se comporter comme les grands maîtres dans un art, lesquels se gardent bien de développer en un jour à leurs élèves tout ce qu’ils savent, et ne s’expliquent à eux que peu à peu et par degrés. À l’égard de ce qui fait proprement le fonds de leur métier, c’est un mystère auquel nul autre n’est initié ; c’est un secret qu’ils se réservent pour se soutenir dans la réputation d’être les premiers maîtres, et d’avoir une capacité illimitée.

Certainement, c’est avoir la gloire de ressembler, plus que le commun des hommes, au Souverain Être, que d’aspirer ainsi à une sorte d’infinité. Un si noble dessein est le premier fondement de l’héroïsme et de la grandeur ; en le suivant ce dessein, il est vrai que l’on ne devient pas inépuisable en mérites, mais on parvient du moins à le paraître ; et ce n’est point là l’ouvrage d’un génie vulgaire. Quiconque au reste entre bien dans cette maxime délicate, il ne sera point étonné des louanges données à ce paradoxe, apparemment si étrange, du sage de Mytilène : La moitié vaut mieux que le tout. Car c’est-à-dire que la moitié du fonds mise en réserve, tandis que l’autre partie est mise en évidence, vaut mieux que le tout de même espèce prodigué sans ménagement.