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II

NE POINT LAISSER CONNAÎTRE
SES PASSIONS



L’art de vous conduire, en telle sorte que qui que ce soit ne puisse marquer les bornes de votre capacité, demeurera presque infructueux, si vous n’y joignez l’art de cacher les affections de votre cœur. L’empereur Tibère et Louis XI roi de France comprirent si bien la vérité de cette double maxime qu’ils y ramenèrent toute leur politique. Quoiqu’une passion, pour être secrète, n’en soit pas moins une passion, cependant il est grand, et il importe beaucoup d’en savoir faire un mystère. À la vérité les mouvements d’un cœur qui commence à s’affaiblir sont souvent les symptômes d’un héroïsme expirant ; mais l’héroïsme après tout ne reçoit une atteinte mortelle que lorsque ces affaiblissements se déclarent.

Il faut donc travailler d’abord à arrêter tout mauvais penchant, et s’étudier ensuite à le dissimuler pour le moins : le premier demande beaucoup de courage, et le second demande une extrême dextérité ; le premier, sans parler du devoir indispensable de le vaincre, serait peut-être plus facile que le second, bien que ce ne soit pas toujours l’opinion du cœur humain, lequel en matière de mœurs décide assez à la place de la raison. Quoi qu’il en soit, ceux qui se montrent esclaves d’une passion se dégradent et s’avilissent dans l’idée des sages ; et ceux qui savent la couvrir se soustraient à ce décri, lequel en peu de temps devient général. Au reste, comme c’est le chef-d’œuvre de la péné-