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VI

EXCELLER DANS LE GRAND



Il n’appartient qu’au Souverain Être de posséder toutes les perfections ensemble, et de les posséder dans le suprême degré parce qu’il n’appartient qu’à lui de ne recevoir point l’Être d’un autre, et conséquemment de n’admettre point de limites. L’homme, néanmoins, image de la divinité, n’est pas sans quelques bonnes qualités, quoiqu’elles soient toujours bornées dans leur perfection même. Or, entre ces bonnes qualités, les unes le ciel nous les donne, et les autres il les commet à notre industrie : c’est-à-dire que les qualités naturelles qu’il ne nous a pas départies, il faut que notre travail les remplace par des qualités acquises. Les premières, je les nomme à notre façon de parler les filles d’une destinée heureuse ; les secondes, je les appelle les filles d’une industrie louable : et celles-ci ne sont pas pour l’ordinaire les moins nobles.

Certainement quelques belles qualités suffisent bien pour un particulier ; mais pour un homme universel, quel assemblage, et nombreux et varié, ne demande-t-on point ? Aussi, le connaît-on un tel homme ? A-t-il paru jusqu’à présent ? On peut sans doute en tracer l’idée ; mais on ne convient guère que cette idée se puisse réaliser. Ce n’est pas être un seul homme que d’en valoir tant d’autres qui ont leur prix : c’est avoir un mérite assez multiplié, assez étendu pour renfermer celui de chaque particulier.