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ARISTOTE
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tuits chez un être donné les phénomènes qui ne découlent pas de l’essence de cet être, mais qui résultent, soit de son imperfection, soit de l’influence des causes étrangères. Le hasard se manifeste par la rareté de l’événement. L’événement fortuit est nécessaire mécaniquement, mais il n’est nécessaire qu’à ce point de vue : sous le rapport de la finalité il est absolument indéterminable et inconnaissable. La matière est la cause de l’imperfection des êtres et du mal. Elle est cause aussi de la hiérarchie des espèces, car, à travers leur infinie variété, les êtres de la nature ne sont que des réalisations plus ou moins complètes d’un seul et même type. Les animaux ne sont que des hommes inachevés, fixés à un certain point de leur développement naturel. De la présence de la matière au sein des choses naturelles, il suit que ces choses ne peuvent être objet de science parfaite, c-à-d. ne peuvent être connues comme entièrement déterminées. L’élément matériel des choses, en lui-même, ne comporte pas la science.

Telles sont les causes prochaines de l’être soumis au devenir. Mais cet être ne serait pas complètement expliqué si l’on s’en tenait à la considération de ses éléments. L’être qui devient ne trouve son explication dernière que dans un être éternel. — Déjà l’existence d’un Dieu se prouve d’une manière populaire, par la perfection graduelle des êtres, par la finalité qui règne dans la nature. Elle se prouve scientifiquement par l’analyse des conditions du mouvement. C’est ce qu’on appelle l’argument du premier moteur. Le mouvement, c’est le changement, c’est la relation de la matière à la forme. En ce sens, le mouvement du monde est éternel ; en effet, le temps est nécessairement éternel, et sans le mouvement ou changement le temps ne peut exister. Or, qui dit mouvement, dit par là même mobile et moteur. Donc, le mouvement, en tant qu’éternel, suppose un mobile éternel et un premier moteur immobile. Le mobile éternel se ment suivant un cercle ; c’est le premier ciel, le ciel des étoiles fixes. Le premier moteur immobile est ce qu’on appelle Dieu. Cette preuve peut être généralisée de la manière suivante. L’actuel est toujours avant le potentiel. Le premier, dans l’absolu, n’est pas le germe : mais l’être achevé. De plus, l’actuation ne saurait se réaliser si l’acte pur n’existait déjà. Dieu est cet acte pur. En somme, la démonstration de l’existence de Dieu se fonde sur ce double principe : 1o l’acte est, au point de vue de la nature absolue des choses, antérieur à la puissance ; 2o le conditionné suppose l’inconditionné. — Qu’est-ce que Dieu ? Sa nature se détermine par son rôle de premier moteur. Dieu est acte pur, c.-à-d. qu’il est exempt d’indétermination, d’imperfection, de changement. Il est immobile et immuable. Il est la pensée ayant pour objet la pensée et elle seule (ή νόησιζ νοήιωζ νοήσιζ). Il ne voit point le monde, car ne point voir les choses imparfaites est meilleur que de les voir : la dignité d’une intelligence se mesure à la perfection de son objet. Il est vie éternelle et excellente, et par là il est souverainement heureux. À cette pensée qui se pense est suspendu le monde, comme une pensée qui ne se pense pas et qui tend à se penser. Voici comment Dieu meut le monde. Ce qui est désiré et pensé meut sans se mouvoir soi-même. C’est l’intelligible qui détermine l’intelligence, non l’intelligence qui détermine l’intelligible. Or, Dieu est le suprême désirable et le suprême intelligible. Dieu meut donc le monde comme cause finale, sans se mouvoir lui-même. Dieu n’est pas le dernier produit du développement du monde, il est logiquement antérieur au monde. Et il n’est pas immanent au monde, comme l’ordre est immanent à une armée : il est hors du monde, comme le général est distinct de son armée. — Le produit immédiat de l’action divine, c’est le mouvement rotatoire de l’ensemble de l’univers, d’où résultent les mouvements ou changements des choses périssables. Le monde est un parce que Dieu est un. Parce que Dieu est intelligent, le monde est un tout harmonieux, un poème bien composé. Tout y est ordonné en vue d’une seule fin. Le rapport des êtres au tout y est d’autant plus étroit que


ces êtres sont plus haut placés dans l’échelle de la nature, comme, dans une maison bien ordonnée, les actions des hommes libres sont plus réglées que celles des esclaves. Dieu, pour qui le monde est comme s’il n’existait pas, n’intervient pas dans le détail de ses événements. Cette théologie est un monothéisme abstrait. Tous les êtres et tous les faits de la nature sont ramenés entièrement à des causes naturelles. Ce n’est que la nature prise dans son ensemble qui est suspendue à la divinité, il n’y a ni providence spéciale, ni rémunération surnaturelle dans une autre vie. De la religion populaire, Aristote n’admet comme vraie que la croyance générale à une divinité et à la nature divine du ciel et des étoiles. Le reste ne consiste, selon lui, que dans des additions mythiques, dont le philosophe trouve l’explication, soit dans la tendance des hommes aux conceptions anthropomorphiques, soit dans les calculs des politiques.

IX. Physique générale (Source : la Physique). — La philosophie première avait pour objet l’être immobile et incorporel ; la physique ou philosophie seconde a pour objet l’être mobile et corporel, en tant que celui-ci a en lui même le principe de son mouvement. La φύσιζ c’est le mouvement spontané, par opposition au mouvement qui résulte de la contrainte. La nature existe-t-elle comme telle ? Y a-t-il dans l’univers un principe interne de mouvement, une tendance à une fin ? C’est, selon Aristote, le principe fondamental de la physique, que Dieu et la nature ne font rien en vain, que la nature tend toujours vers le meilleur, qu’elle fait toujours, autant qu’il lui est possible, ce qui doit être le plus beau. L’existence de la finalité dans l’univers est prouvée par l’observation. Dans les plus petites choses comme dans les plus grandes, si nous y prenons garde, il y a une raison, il y a de la perfection et du divin. La nature fait tourner au bien ses imperfections mêmes. Mais si l’ordre et l’harmonie existent dans l’univers, s’ensuit-il que l’univers soit le produit d’une φύσιζ, ou puissance créatrice divine ? N’y a-t-il pas, de cet ordre et de cette harmonie, une autre explication possible ? Qui, par exemple, nous empêche de dire : « Jupiter ne fait pas pleuvoir pour nourrir les graines, mais les graines germent parce qu’il pleut. La nécessité fait pleuvoir ; et, ce phénomène ayant lieu, le froment en profite. De même, la nécessité fait les organes des animaux, et ceux-ci s’en servent. Là où tout a l’air de se produire en vue d’une fin, il n’y a en réalité que des choses qui survivent, parce qu’elles se sont trouvées constituées par le hasard d’une manière conforme à leurs conditions d’existence. Et les choses qui ne se trouvaient pas ainsi constituées ont péri et périssent, comme Empédocle dit qu’il est arrivé à ses bœufs à face humaine. » Vaine explication, répond Aristote. Car les organes des animaux et la plupart des êtres que la nature présente à nos regards sont ce qu’ils sont, ou dans tous les cas, ou au moins dans la majorité des cas. Or, il n’en est jamais ainsi pour les choses que produit le hasard : les rencontres heureuses n’y sont jamais que des exceptions. Mais, dira-t-on, il existe des monstres. Les monstres ne sont que des œuvres manquées, effets d’un effort impuissant pour réaliser le type harmonieux. La nature peut se tromper comme l’art, à cause de l’obstacle que lui oppose la matière même sur laquelle elle travaille. Dira-t-on enfin qu’on ne voit pas le moteur délibérer et choisir ? Peu importe, car l’art non plus ne délibère pas : il agit d’une manière intelligente, sans se rendre compte de ce qu’il fait. Donc, la nature est une cause, et une cause agissant en vue d’une fin. Mais il faut reconnaître qu’elle n’est pas la seule cause de l’univers. Son action n’est possible que grâce à la coopération de la cause matérielle ou mécanique, laquelle, tout en cédant à son attrait, ne se laisse jamais soumettre entièrement. À côté de la finalité, il y a donc partout dans l’univers une part de nécessité brute et de hasard. C’est pourquoi, d’un côté, l’emploi du principe du meilleur est légitime dans l’explication des choses de la nature ; mais, d’un autre côté, les choses de la nature