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ARISTOTE
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philosophie des modernes. Sur les traces d’Aristote, Leibnitz plaça la substance dans un principe d’action, fit descendre l’étendue et la matière au rang de phénomène, et concilia les causes finales avec les causes efficientes en faisant dépendre le mécanisme de la finalité. Depuis Leibnitz l’aristotélisme a conservé sa place dans la philosophie, il a joué notamment un rôle important dans la formation du système hégélien.

Si grande que soit sa place dans l’histoire, peut-on dire qu’Aristote est aujourd’hui encore un des maîtres de la pensée humaine ? — En ce qui concerne la philosophie proprement dite la chose ne paraît pas douteuse. Il semble même que l’aristotélisme réponde particulièrement aux préoccupations de notre époque. Les deux doctrines qui tiennent aujourd’hui la plus grande place dans le monde philosophique sont l’idéalisme kantien et l’évolutionisme. Or le système d’Aristote peut être mis sans désavantage en face de ces deux doctrines. Il est opposé au kantisme. Kant rejette précisément la dépendance de l’esprit à l’égard de l’être, la valeur ontologique attribuée aux lois de l’esprit, l’inconditionné théorique, la subordination de la pratique à la théorie, qui sont l’essence de l’aristotélisme. La philosophie de Kant s’est constituée en opposition directe avec la philosophie dogmatique, dont Aristote est le représentant par excellence. Mais si Kant a découvert une conception nouvelle des choses dont l’examen s’impose désormais à quiconque veut philosopher, on ne saurait dire qu’il ait entièrement réussi à faire prévaloir cette conception. S’il a pour lui le témoignage de la conscience morale, qu’il se propose d’ailleurs surtout de satisfaire, il ne peut obtenir l’adhésion franche et complète de l’intelligence. Celle-ci persiste à dire avec Aristote : « Tout a sa raison, et le premier principe doit être la raison suprême des choses. Or expliquer c’est déterminer, et la suprême raison ne peut être que l’être entièrement déterminé. De l’infini et du fini, c’est le fini, en tant qu’intelligible, qui est le principe ; l’infini, en tant qu’inintelligible, ne peut être que phénomène. » Entre Aristote et Kant, la question est donc de savoir si l’on attribue la suprématie à la volonté ou à l’intelligence ; il ne paraît pas que cette question soit, aujourd’hui même, définitivement résolue. Tout autre est la situation de l’aristotélisme en face de l’évolutionisme. Loin de s’y opposer, il l’admet et le comprend, en offrant un moyen de le dépasser. Historiquement il en est l’un des antécédents les plus considérables. Soit dans la nature, soit dans l’homme, Aristote montre partout la continuité, le développement allant de l’inférieur au supérieur. Les plantes supposent les minéraux, les animaux les plantes, l’homme les animaux, et l’homme n’est que l’achèvement de l’être ébauché dans les productions inférieures de la nature. Chez l’homme même, l’imagination naît de la sensation, la mémoire de l’imagination et l’intelligence ne peut penser sans images. On ne voit pas quelle thèse scientifique de l’évolutionisme serait incompatible avec la philosophie naturelle d’Aristote. Mais cet ordre mécanique des choses est-il l’ordre absolu ? Ces explications donnent-elles satisfaction à l’intelligence ? Voilà la question que pose Aristote, et qu’il trouve le moyen de résoudre dans le sens d’une métaphysique spiritualiste. Selon lui, l’ordre qui va de l’indéterminé au déterminé, du genre à l’espèce ne peut être considéré par l’intelligence comme l’ordre absolu de la génération des choses, parce que l’indéterminé comporte toujours d’autres déterminations que celles qu’il reçoit effectivement. L’homme est l’achèvement de l’animal, mais l’animal comportait d’autres déterminations que celles qui en font un homme. Pourquoi les genres se réalisent-ils dans telles espèces plutôt que dans telles autres ? De ce choix parmi les développements possibles, la raison ne peut être trouvée que dans l’être même qui est le terme du développement. Il faut que la perfection de cet être soit une force qui dirige l’évolution de la matière dont il doit naître. De la sorte, l’ordre qui va de l’indéterminé au déterminé n’exclut pas, il appelle un ordre symétriquement contraire, principe caché de sa direc-tion et de sa réalisation. C’est ainsi qu’Aristote concilie le mécanisme évolutioniste avec la finalité, par la distinction de l’ordre des choses selon le temps et de l’ordre des choses dans l’absolu. L’évolutionisme est la vérité au point de vue des sens ; mais, au point de vue de l’intelligence, il reste vrai que l’imparfait n’existe et ne se détermine qu’en vue du plus parfait. L’explication finaliste est le complément légitime et indispensable de l’explication mécaniste. Ainsi l’aristotélisme a encore sa place dans la philosophie. Mais n’est-il pas désormais banni de la science ? Il convient sur ce point de distinguer entre les sciences morales et les sciences mathématiques et physiques. La morale d’Aristote, et même, en plusieurs points importants, sa politique, loin d’être oubliées, sont plus que jamais en vigueur. Les préceptes de vivre en homme quand on est né homme, d’attribuer en politique la véritable souveraineté à la raison et à la loi, ne sont pas près de tomber dans l’oubli. Mais les sciences relatives à la nature paraissent n’avoir plus grand chose de commun avec la philosophie naturelle du grand métaphysicien. Pour émettre à ce sujet un jugement équitable, il convient d’abord de remarquer qu’un homme peut avoir exercé sur le développement des sciences une grande influence, sans qu’aucune de ses idées se reconnaisse dans les doctrines actuelles. Les sciences se constituent étage par étage ; et telle théorie ancienne qui ne se retrouve pas dans les théories modernes a pu contribuer à les préparer. Or ce mérite appartient certainement à Aristote. Il a mis en avant des théories et des concepts qui peuvent être fort différents des méthodes et des principes modernes, et qui n’en ont pas moins présidé à la formation de ces principes. Telle est la théorie aristotélicienne de l’induction, laquelle, sans doute, détermine le but à atteindre plus que les moyens à employer, et place ce but même dans la découverte des types plutôt que dans celle des lois, mais n’en est pas moins fort précieuse par la précision avec laquelle elle montre qu’il s’agit dans l’induction de dégager le nécessaire du contingent. Telles sont les idées de genre et d’espèce, de puissance et d’acte, de mélange mécanique et de combinaison qualitative, de hasard, ramené à la rencontre de causes indépendantes les unes des autres, de continuité dans l’échelle des êtres, de classification des sciences, etc. Mais ce n’est pas assez de reconnaître qu’Aristote a fourni à la science plus d’un point de départ. Plusieurs de ses principes sont encore parfaitement reconnaissables dans l’esprit de la science contemporaine. Son grand principe qu’il y a des lois dans la nature, et qu’on ne peut les découvrir qu’en les dégageant de l’expérience par la réflexion, sa préoccupation constante d’étudier les choses dans le détail, de les saisir non à travers des formules toujours vagues, mais en elles-mêmes avec leurs caractères propres, sa définition de la cause placée dans le nécessaire par opposition au contingent, sa doctrine de la continuité biologique et de la solidarité du supérieur à l’égard de l’inférieur : tous ces traits essentiels de la philosophie aristotélicienne se retrouvent dans la science d’aujourd’hui. Aristote est encore un maître, en même temps qu’il est un ancêtre. Mais, dira-t-on, Aristote est finaliste, et la science proscrit la considération des fins. Il y a là peut-être quelque malentendu. La finalité aristotélicienne n’est pas la fabrication du monde comme d’une horloge par un ouvrier qui se propose une idée et calcule les moyens de la réaliser. Elle consiste, peut-on dire, dans les trois principes suivants : 1o l’ordre est dans le monde la règle, le désordre est l’exception : ce qui veut dire que les combinaisons de phénomènes qui résultent immédiatement des lois de la nature groupées en types, et qui, par suite, ont un développement normal, sont beaucoup plus nombreuses que les combinaisons dues à la rencontre fortuite de lois indépendantes les unes des autres ; 2o il y a en chaque individu une force organisatrice ou φύσιζ, en vertu de laquelle il tend à être et à réaliser une certaine forme ; 3o les types spécifiques sont exactement déterminés, séparés les uns des autres,