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Zeller a bien vu qu’on ne saurait historiquement accepter les différentes écoles de sophistes que distinguent Schleiermacher, Hermann, Wendt, Petersen, Brandis, Vitringa. La division qu’il propose et dans laquelle il oppose les sophistes anciens et les sophistes nouveaux, en disant que ceux-ci étaient en décadence, mais partaient des principes posés par les premiers, n’est pas suffisamment justifiée par l’étude impartiale des textes. On ne saurait davantage confondre, comme il le fait, la sophistique et le scepticisme (V. ce mot), ni appeler les sophistes les Encyclopédistes de la Grèce, en supposant même qu’il soit possible et vrai de ranger en une seule école tous les collaborateurs, catholiques, déistes ou athées de Diderot et de d’Alembert. En fait, deux opinions diamétralement opposées demeurent en présence. Pour ceux qui s’en rapportent à Platon, les théories sophistiques sont immorales ou conduisent à l’immoralité. Pour Grote et Lewes, qui réhabilitent complètement la sophistique, Platon n’a attaqué les sophistes que parce qu’ils préparaient des citoyens à la république dont il voulait la réformation ou la transformation. Les deux opinions semblent excessives. Il est certain que des hommes estimés de leurs concitoyens, de Périclès, de Thucydide, d’Euripide, de Socrate même, qui leur envoyait des disciples se joindre à ceux qui leur venaient de toute la Grèce, ne furent pas des professeurs d’immoralité. Qu’ils aient demandé un salaire pour leurs leçons, c’est ce que personne ne songe plus à leur reprocher. Quant à leurs théories, telles que nous les avons présentées d’après les textes, elles n’offrent rien d’immoral en elles-mêmes. La formule de Protagoras — qu’on ne saurait défendre sous sa forme absolue et philosophique — demeure la règle, justifiable en bien des cas, des orateurs et des philosophes. La distinction entre les lois écrites et non écrites, entre la nature et la loi, est la condition essentielle du progrès social. Si l’on parle de conséquences immorales, on cesse de faire œuvre historique, car en procédant ainsi, on a pu souvent rendre des philosophes ou des théologiens responsables de doctrines qu’on leur a imposées et qu’ils n’ont ni professées ni acceptées. Même on pourrait, des principes énoncés par les sophistes, tirer des théories qui seraient en accord avec celles de nos philosophes les plus soucieux de moralité ; on pourrait trouver en eux, comme l’a montré Espinas, les germes d’une morale vraiment scientifique.

En résumé, la philosophie sophistique doit être uniquement cherchée chez Gorgias, Protagoras et leurs contemporains, tous antérieurs à Aristote. Elle constitue un moment important dans l’évolution de la pensée grecque, car elle établit la faiblesse des dogmatismes antérieurs ; elle déclare à ceux qui affirment tout savoir, que leur science est sans aucune valeur. Elle invite ainsi à de nouvelles recherches ; elle donne en ce sens, pour la poursuite de la vérité, de l’idéal moral et social, des indications nouvelles, parfois dangereuses, mais souvent aussi suggestives et de nature à être utilisées par les contemporains ou les successeurs, Socrate, Platon et Aristote, les mégariques, les épicuriens, les stoïciens, les sceptiques et les représentants de la nouvelle Académie. Elle n’a pas construit de système ; elle ne forme pas une philosophie et elle doit être considérée, en définitive, — abstraction faite du rôle considérable joué par ses représentants au milieu de leurs contemporains — comme ayant surtout servi à ruiner le passé et à préparer l’avenir.

François Picavet.

Bibl. : V. la bibliogr. des articles sur Protagoras, Gorgias, Prodicus, etc., sur le Pyrrhonisme et le Scepticisme. — V. les œuvres de Platon, de Xénophon, d’Aristote, de Sextus Empiricus, etc. ; les Vies des sophistes de Philostrate. — Grote, Histoire de la Grèce, trad. franç. — Lewes, Hist. of Philosophy. — Espinas, les Sociétés animales et Introd. au Ve livre de la République de Platon. — Ed. Zeller, Philosophie des Grecs, trad. Boutroux, vol. II. — Alfred et Maurice Croiset, Histoire de la littérature grecque, donnent une bibliographie qu’on pourra, comme leurs articles, consulter avec fruit. — Les Fragmenta Ph. græc. de Müllach. édit. Didot, fournissent la plupart des textes ; l’Archiv. ſ. Gesch. d. Philos., de Stein, a publié des notes et des articles dont il faut tenir compte.

SOPHOCLE (Σοφοκλῆς). Biographie. — Ce fameux poète tragique grec naquit à Colone, dème très voisin d’Athènes, en 497 ou 495 avant notre ère (71e olymp.). Il mourut en 405 (93e olymp.), à la veille de la prise de la Cité par Lysandre (404). Fils d’un riche industriel, forgeron ou armurier, nommé Sophillos, il se distingua tôt par de rares qualités, beauté, séduction spontanée, intelligence, instinct musical, qu’accrurent les leçons de maîtres habiles tels que Lampros et l’excellence d’une culture libérale dans toute l’étendue du terme. En 480, voilà cet éphèbe aux seize ans d’azur baignés, élu pour célébrer, par le chant et sur la lyre, la victoire de Salamine, à la tête du chœur d’adolescents chargé d’entonner le péan. Sans doute, il eut le goût poétique et le talent d’écrivain précoces. À vingt-neuf ou vingt-sept ans (468), il l’emporte, en un concours de tragédie, sur le vieil Eschyle, presque sexagénaire : prélude des vingt prix qui couronnèrent la féconde carrière dramatique où jamais ce favori de la fortune et des Athéniens ne fut classé plus bas qu’au second rang. Depuis cette date, au cours d’une période de soixante-trois ans, sans quitter son pays natal, il travailla continûment avec succès pour le théâtre, jouant en personne dans sa jeunesse, — à ce qu’on prétend, — quelques-uns de ses rôles, selon l’antique usage. Nul dramaturge peut-être ne fut plus populaire, ni mieux fêté par l’applaudissement universel. Bon citoyen, quoique peu doué de capacités militaires, ne montrant à la guerre ni plus d’aptitude, ni plus d’activité que tout autre, mais dévoué à sa patrie comme à son art, deux fois il fut stratège (en 439, dans l’entreprise dirigée contre l’aristocratie de Samos, alliée des Perses, et plus tard). Il parait avoir exercé aussi les fonctions d’hellénotame, c.-à-d. de collecteur et administrateur des impositions levées, au nom d’Athènes, sur les villes grecques, pour la défense commune contre les Barbares. En 413, après la funeste expédition de Syracuse, et en 411, il figure encore aux affaires, dans le camp des modérés (établissement, puis renversement du pouvoir des Quatre-Cents) ; il fut collègue de Périclès, ami particulier d’Hérodote, auquel il dédia peut-être une cordiale élégie.

Il était, dit Aristophane (Grenouilles, v. 88), commode à vivre, εὔκολος. On louait son humeur aimable, sa fantaisie vive et facile, sa complexion sociable, exempte d’envie, avenante, enjouée, sa causerie d’une ironie charmante, platonicienne. Aussi n’avait-il point d’ennemis. Le désaccord qu’il eut, à quatre-vingt-dix ans, avec ses fils, le débat judiciaire soulevé par eux et clos par la lecture du beau chœur descriptif d’Œdipe à Colone, ainsi nue l’acquittement enthousiaste qui s’ensuivit, ne sont, sans doute, qu’une légende. Il fut l’Athénien par excellence, le chantre adulé, admiré, dont la mémoire demeura radieuse. Il obtint son portrait au Pœcile, sa statue d’airain au théâtre en vertu d’un décret de Lycurgue, et l’épitaphe suivante, attribuée à Simmias, disciple de Socrate : « Rampe péniblement, ô lierre, sur la tombe de Sophocle, ombrage-la, dans le silence, de tes rameaux verdoyants ! Que partout on voie éclore la tendre rose ! Que la vigne lourde de raisins courbe ses grappes ténues autour de son mausolée pour honorer la science et la sagesse du poète aimé des Charites et des Muses ! »

L’œuvre. — De 468 à 406, il composa 115 ou 120 pièces, dont 20 à 22 drames satyriques (il fit jouer, en moyenne, une tétralogie tous les deux ans). On lui prêtait encore des élégies, des péans, un traité en prose sur le chœur. Comme chez Eschyle, la matière des tragédies est fournie presque exclusivement par les traditions et fictions héroïques, celles surtout que l’épopée avait vulgarisées (guerre de Troie, Retours, Orestie) : plusieurs, par leur sujet même, semblent des fragments du cycle épique ajustés à la scène. Aucune trace de philosophie spéculative ou raisonneuse, à la manière d’Euripide : un