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SPINOZA

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de rapports intelligibles. Ces rapports forment donc, comme les objets auxquels ils s’appliquent, un monde ; ils sont solidaires les uns des autres, de sorte que par la seule vertu du développement logique on peut passer de l’un à l’autre. Une idée partielle est quelque chose de fragmentaire qui réclame la totalité de l’esprit en qui elle se complète et par qui elle se ci un prend : il y a dans l’ordre de la pensée un mécanisme et un automatisme spirituels. En déroulant ainsi toutes les conséquences de la science cartésienne, Spinoza conçoit l’univers de l’étendue et l’univers de la pensée comme des systèmes également autonomes. Chacun d’eux existe indépendamment de l’autre, et forme par lui-même une unité. Or l’unité de la pensée et l’unitéde la naturelle peuvent être qu’une seule et même unité, puisque la pensée est la vérité de la nature. La légitimité de la science repose en définitive sur l’unité absolue que Spinoza cherchait de toute son âme comme la condition delà vie religieuse ; le spinozisme est conçu. Rarement la formation d’une doctrine se présente dans l’histoire avec une telle netteté. Enfant, Spinoza fut soumis à la discipline de la tradition juive ; homme, il n’a eu qu’un maître, Descartes. Ce qu’il a voulu, c’est purifier Descartes, et purifier la religion. — Purifier Descartes, c.-à-d. écarter du cartésianisme l’élément irrationnel, « extra-méthodique » : la séparation de l’intelligence et de la volonté, l’union mystérieuse de l’âme et du corps, l’opposition de la liberté intellectuelle en l’homme et de la liberté d’indifférence en Dieu, la distinction de la religion naturelle et de la religion révélée, étendre au monde de la pensée et au problème de la destinée humaine la souveraineté de l’évidence et de la raison ;

— purifier la religion, c.-à-d. en écarter tout ce qui nuit à l’élévation de l’esprit, la tradition qui déprime l’intelligence et la haine qui déprave la volonté, l’Eglise constituée avec tout l’attirail de paganisme et de matérialisme qu’elle traîne après elle, temples, costumes, rites incompréhensibles, etc., se rapprocher, en un mot, du Christ qui est venu pour mettre fin à tous les cultes, parce qu’il conçoit la religion uniquement et absolument spirituelle. Comprendre à la fois dans l’unité de l’esprit le Descartes vrai et le Christ vrai, voilà exactement ce que voulut Spinoza. Méthode. — Le trait le plus apparent de la méthode spinoziste, celui par lequel on la caractérise en général, c’est qu’elle reproduit fidèlement, jusque dans l’aspect extérieur de l’exposition, l’ordre de la déduction géométrique. Or il convient de remarquer que l’emploi de la méthode géométrique remonte à Descartes qui ne s’en est servi lui-même qu’à la suggestion de quelques savants contemporains (Secondes Objections aux Méditations). Le spinozisme existerait donc sans elle, et de fait il est tout entier dans le Court Traité. Il reste pourtant que la démonstration géométrique est particulièrement appropriée à la conception spinoziste de la vérité. La vérité est un caractère intrinsèque de l’idée ; l’idée est vraie, non parce qu’elle correspond à un objet qui lui est extérieur, mais parce qu’elle est adéquate, c.-à-d. parce qu’elle est un acte intégral de l’esprit. L’idée ne tient pas sa valeur du nombre des objets auxquels elle s’étend ; la généralité, dont la scolastique faisait le signe de l’intelligibilité, est liée à la pauvreté du contenu ; mais l’idée est une synthèse intellectuelle, qui se traduit par une définition ; les conséquences, impliquées dans la synthèse initiale, permettent d’en tirer une série de jugements en compréhension, de poser ainsi les lois abstraites relatives à l’essence. Toute science se constitue sur le modèle de la géométrie, grâce au progrès de l’esprit se plaçant en face de lui-même et déployant en vertu de sa seule fécondité la chaîne des vérités rationnelles. — Mais la forme déductive du système ne doit pas dissimuler l’importance de l’œuvre préparatoire, de l’ascension dialectique qui conduitaux définitions fondamentales, et sans laquelle la déduction serait arbitraire et illusoire. Pour Spinoza, cette dialectique a son point de départ dans l’expérience, qui sollicite l’attention de l’esprit et fournit à la pensée son contenu. Seulement de l’expérience vague et confuse il faut savoir s’élever à l’essence qui en est la loi, et pour cela il faut connaître la vraie méthode, qui repose, dit Spinoza, sur la distinction de l’imagination et de l’intelligence. L’imagination, c’est la liaison factice qui s’établit entre les idées, sans que l’esprit y ait une part active ; les images recueillies par les sens sont isolées, détachées de leurs causes réelles, et, d’autre part, la mémoire les réveille en nous, comme au hasard, suivant les affections du corps, de sorte que nous composons des ensembles incohérents, et ajoutant à ces fictions l’idée abstraite de l’existence nous tombons dans l’erreur. Mais si l’intelligence exerce son activité synthétique sur l’idée fictive ou fausse, elle finit, en suivant aussi loin que possible les conséquences de l’erreur initiale, par rencontrer la contradiction qui la dénonce, et par y substituer l’enchaînement rationnel des idées. C’est donc l’intelligence qui nous guérit de l’imagination : la vérité n’a d’autre critérium qu’elle-même, l’homme trouve la sécurité de la certitude dans la conscience de son activité intellectuelle. Tandis que l’imagination est partielle, et qu’elle se condamne par ce qu’elle exclut, l’intelligence conduit à l’affirmation totale. Pour chaque objet, elle conçoit la notion qui enveloppe en elle toutes les propriétés différentes et explique toutes les transformations successives, l’essence éternelle. Encore les essences éternelles ne se conçoivent-elles pas les unes à part des autres, car dans l’éternel il est impossible de déterminer un ordre de priorité. La dialectique doit accomplir un nouveau progrès, relier les essences éternelles les unes aux autres, s’élever à l’unité totale qui est leur raison commune, et elle atteint ainsi la notion suprême qui est le point de départ de la science absolue et qui permet de développer la philosophie sous forme de déduction géométrique.

Métaphysique. — i° La substance. La métaphysique de Spinoza est tout entière, dit-on communément, dans trois définitions : « Par substance, j’entends ce qui est en soi et se conçoit par soi, c.-à-d. ce dont le concept ne requiert pas, pour être formé, le concept d’une autre chose. Par attribut, j’entends ce que l’intelligence perçoit de la substance comme constituant son essence. Par modes, j’entends les affections de la substance, c.-à-d. des choses qni sont dans d’autres choses par lesquelles elles sont aussi conçues. » Mais il faut ajouter que ces trois définitions sont précédées d’une définition première qui, elle, est vraiment fondamentale : « J’entends par cause de soi ce dont l’essence enveloppe l’existence, c.-à-d. ce dont la uatire ne peut être conçue autrement qu’existante ». La notion de substance est subordonnée à la notion de cause de soi, et cette subordination suffit pour distinguer la métaphysique spinoziste des doctrines antérieures dont elle semble emprunter le langage. Suivant Aristote et la scolastique, de toute chose existante nous concevons uniquement des propriétés essentielles ou accidentelles, et pour la poser comme réalité il faut dépasser la sphère de l’esprit, ajouter à ce qui est idéal ou à l’essence quelque chose d’inaccessible en soi, l’être en tant qu’être ou la substance, addition purement extérieure, puisque rien dans l’essence ne permet de conclure à l’existence ; la substance est alors, comme le veut la définition, une supposition d’existence. Chez Spinoza, la substance est une source d’existence ; au lieu d’être ajoutée du dehors à l’essence, l’existence est la conséquence directe et interne de l’essence ; c’est même là ce qui caractérise la substance que l’essence en implique l’existence. Cette conception a son origine dans Descartes, dans l’argument ontologique et, d’une façon plus précise peut-être, dans la seconde preuve de l’existence de Dieu. Descartes avait fondé cette preuve sur l’axiome suivant : le passage du non-être à l’être est un absolu, impliquant toute perfection et dépassant toute détermination finie. Par conséquent, l’homme étant imparfait, ne s’est pas créé lui-même ;car il aurait