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REVIENT TONDU.

— Voilà, s’écria-t-il, le meilleur repas que j’aie fait depuis longtemps !

— Et pourtant tu en as fait d’excellents à Paris ?

— J’en ai pris beaucoup du moins, depuis Flicoteau jusqu’au Rocher de Cancale, depuis le père La Tuile jusqu’au Café de Paris, à dix-neuf sous et à cent francs.

— Cent francs ! s’écria le plus âgé des convives ; tu buvais donc le Pactole en bouteille ?

— Penh ! je buvais le crédit. J’étais alors directeur-gérant d’une société en commandite pour l’exploitation des forêts de cèdres de l’Atlas : superbe affaire sur le papier ! Dix millions de capital, cent pour cent de dividende ; maison à Medeah, comptoir à Bougie, agences à Bouffarick et à Coleab. Malheureusement la brouille avec le Maroc a fait peur aux actionnaires ; ils ne sont pas venus, et je suis parti.

— Et les dividendes ?

— Ils sont sur pied, au col du Teniah. Cette gérance devait me rapporter vingt mille écus de bénéfices annuels, qui se sont soldés par vingt mille francs de perte mangés en prospectus. Mais j’ai souvent et bien dîné : dix cèdres au déjeuner, cinquante au souper ; j’ai laissé une forêt chez Véfour.

— Tu as vendu le bois avant de l’avoir coupé ; qu’as-tu gagné à ce commerce-là ?

— L’expérience, mince capital que je vous apporte.

— Ce n’était pas la peine, nous l’avions déjà.

— Que voulez-vous ? on n’a pas deux fois vingt ans dans sa vie. Je m’étais mis en tête de faire fortune. Vous m’aviez compté en beaux écus ma part d’héritage, et je partis pour Paris. Nul n’est prophète en son pays, me disais-je ;