Page:Grave - Les Fétichisme de la loi, paru dans les Temps nouveaux, 15 juin 1895.djvu/3

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protéger leur rapacité et leur oisiveté contre les réclamations de leurs serfs. D’autre part, aussi, les lois les plus injustes trouveront des défenseurs, parce qu’elles n’ont été faites que pour défendre des privilèges, empêcher des réclamations.

Ceux qui font les lois ou sont chargés de les appliquer, ont raison de ne pas souffrir qu’on les discute. Basée sur l’arbitraire, la loi, c’est comme la foi, la discussion c’est sa ruine, et le Figaro, quoi qu’il en dise, fait œuvre de révolutionnaire en voulant soumettre la loi au contrôle de la conscience individuelle.

Il y a longtemps déjà que les anarchistes ont établi que la loi n’est que la raison du plus fort, un instrument, aux mains de ceux qui détiennent le pouvoir, pour légitimer, aux yeux des imbéciles, les écarts de leur outrecuidance, les mesures de précaution qu’ils prennent en vue de défendre leurs privilèges, ceux de leurs souteneurs et soutenus. C’est ce que reconnaît implicitement la note du Figaro.

Dernièrement, un journal avait fait le dénombrement des lois existantes. Cela se monte, autant que je puis me le rappeler, à plus de deux cent mille ! Il y en a de tous les pouvoirs qui nous ont régis : de la Convention, du Parlement Croupion, de la Chambre des pairs, de l’Empire et de la royauté de Louis-Philippe, et aussi de Louis IX et de François Ier.

Chaque parti, avant d’arriver au pouvoir, déblatérait contre les lois qui l’opprimaient. Elles étaient injustes ! arbitraires, iniques ! etc. Une fois installé au pouvoir, elles devenaient excellentes et il s’en servait sans vergogne contre ceux qui les lui appliquaient la veille. L’optique variait avec le changement de situation.

Non content de se servir des lois existantes, chaque pouvoir prend à tâche d’en augmenter l’arsenal. On se rappelle les diatribes des républicains contre la loi dite de sûreté générale de l’empire ? Ils ont trouvé le moyen de le dépasser en votant les lois que certains ont appelées « scélérates » — ce qui était une superfétation — et qui fait, de la délation, même au sein de la famille, une obligation sous peine de prison !

Certes, la force ne serait pas toujours suffisante pour assurer le respect de la loi. L’histoire nous apporte nombre d’exemples où il a suffi à l’autorité de vouloir appliquer des lois plus détestées, sinon plus absurdes que les autres, pour ameuter l’opinion publique et contribuer à faire balayer le pouvoir qui les avait édictées. Le secours que la force apporte à la loi ne peut être que temporaire, comme tout ce qui s’appuie sur la force ; cette dernière n’a qu’une valeur relative, et si, parfois, presque toujours jusqu’à présent, elle se trouve du côté des oppresseurs, il arrive aussi, par intermittence, que les opprimés la trouvent de leur côté lorsqu’ils reprennent conscience de leur dignité et de leurs droits.

Aussi, pour faire accepter la loi, en plus de la force brutale, il a fallu la revêtir d’une certaine force morale qui la fît accepter du plus grand nombre comme une nécessité sociale, parfois gênante, mais utile au bien-être général, et l’habileté des gouvernants fut de la présenter ainsi. Cela nous explique tout l’appareil théâtral dont on l’enveloppa jadis, toute cette mise en scène, toute cette mascarade, si ridicules aujourd’hui pour ceux qui réfléchissent, mais que les gouvernants tiennent à conserver, car la mise en scène a toujours le don d’épater les imbéciles et de les influencer.

Jadis, l’autorité se prétendait une émanation de Dieu ! Les détenteurs du pouvoir étaient, sur la terre, les représentants de la majesté divine, leur volonté devait être respectée à l’égal des