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mes mémoires

grand seigneur. Il aborde sans gêne le problème des minorités et les relations des deux races au Canada. Il insiste sur les conseils de modération, de tolérance, qu’il n’a cessé de prodiguer à ses lieutenants, premiers ministres ou chefs politiques libéraux des provinces anglo-canadiennes. Un peu simpliste en ses vues d’histoire, il impute, sans sourciller, les traditions du fanatisme aux tories et fait volontiers crédit aux libéraux d’un traditionnel respect des croyances et des cultures. L’impression qu’il me laisse, ce jour-là, impression que je garderai de lui et que plus tard mes études sur les Écoles des minorités ne feront que raffermir, sera celle d’un grand honnête homme en son fond de caractère, mais homme politique enclin à organiser ses vues, sa façon de penser selon les exigences et la philosophie d’un parti ; l’impression d’un libéral dont les désillusions et les abandons récents des plus hauts gradés de ses partisans n’auront pas entamé sa confiance dans les hommes ; mais l’impression aussi d’un chef de parti plus intelligent que courageux, plus souple que volontaire, que son optimisme et trop inconsciemment peut-être, les règles du jeu en politique parlementaire, puis surtout l’habitude de viser continûment à la conquête du pouvoir inclinent à une foi sans bornes dans ce qu’il a appelé les sunny ways, c’est-à-dire les compromis sinon les compromissions à l’état de système, pour cette persuasion qu’aucun droit, si sacré soit-il, ne saurait justifier une crise politique non plus qu’un conflit de races. Un honnête homme, reprendrai-je, à qui tout acte de violence répugne. Entre les races et les croyances, sans doute, Laurier eût-il souhaité, du plus profond de soi-même, la bonne entente mutuelle. Honnête homme, dirai-je encore une fois, s’il faut insister, qui réprouve toute forme de fanatisme et de persécution, mais qui, en même temps, pour opérer la restauration de la justice et du droit, et la restauration aussi de la paix, se sent incapable de la manière forte et des grands risques. C’est bien ainsi qu’il m’apparaît de nouveau, dans une reprise de la conversation, plus intime, en son cabinet de travail, entre hommes seuls, le repas terminé. Il y avait, je crois, du Gandhi et du Nehru en Laurier. Croyait-il à l’avenir, à la survivance des siens ? Il aurait dit un jour à Bourassa — je tiens le propos de Bourassa lui-même — : « Que de temps nous avons peut-être perdu à nous battre pour survivre ! Si nous avions laissé aller les choses ; si à nos belles qualités françaises, nous avions