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premier volume 1878-1915

Fournier n’était pas hostile à toute bonne influence. Il n’avait l’esprit ni mol, ni perverti. Preuve en est ses relations fort intimes avec son camarade de classe, Émile Léger, noble esprit dont il subit l’ascendant. Après le collège, les deux jeunes gens échangèrent quelques lettres. Je possède ces lettres. Autant que je me souviens, elles nous apprennent peu de chose. Moi-même j’ai quelques lettres de Fournier, plutôt brèves et discrètes. Après sa Rhétorique, du reste, je ne l’ai jamais revu. Pourtant oui, une fois. J’étais à Ottawa. Je m’en allais travailler à la bibliothèque du Parlement. C’était en hiver. J’avais pris un chemin de traverse, tracé par les piétons sur la neige, à travers les pelouses, en face des édifices parlementaires. De loin, un homme s’en venait à ma rencontre. Au moment de nous croiser, je levai les yeux. J’aperçus un personnage mal foutu, puis une face de lune, un dos courbé, un vieillard, une ruine. C’était Jules Fournier. Dans un éclair, nous crûmes nous reconnaître. Sans échanger un mot, ni un salut, nous nous dépassâmes l’un l’autre. Je me retournai pour le voir aller. Lui aussi se retourna. Mais j’étais trop bouleversé pour revenir sur mes pas. L’ancien journaliste travaillait alors pour le compte de je ne sais plus quel politicien bleu, à sa Faillite du nationalisme. Quelques semaines plus tard, j’appris sa mort. Quels excès avaient donc usé précocement mon rhétoricien d’hier, l’écrivain débordant de verve, de juvénile audace ?

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Au printemps de 1902, contrairement à mon attente, je ne reçus point mon appel au sous-diaconat. Pour quels motifs ? On ne me le dit point. Je me gardai de m’informer. Au cours de cette année scolaire, j’avais fondé ma petite Action catholique. On trouvera là-dessus, tous les détails possibles, dans une Croisade d’adolescents et un peu plus loin dans ce récit. J’avais des amis et des soutiens parmi les professeurs, prêtres et séminaristes. En pédagogie et en formation spirituelle, nous avions l’air de faire école. Les élèves paraissaient s’orienter vers notre groupe plutôt que vers un autre. Il semble bien qu’en hauts lieux, on s’inquiéta fort de mes allures et de mes entreprises, quelque discrètes qu’elles fussent. On me trouvait l’esprit d’un novateur, presque d’un révo-