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mes mémoires

La Rome d’alors avait malheureusement un autre visage. Pendant les deux ans que j’y ai vécu, de 1906 à 1908, j’eus la nette impression d’assister à une décomposition politique et sociale de l’Italie. Ces défis à la papauté dans une presse ordurière, ces débats au Monte Citorio, débats démagogiques, scandés de pugilats, pour la suppression de l’enseignement du catéchisme dans les écoles, ces défilés de la pire populace, à travers les rues de la ville, pour la glorification du triste Giordano Bruno, défilés scandaleux organisés, menés malgré les autorités gouvernementales et où nous entendîmes au Campo du Fiori, un M. Prodecca, conseiller municipal juif, rédacteur de l’Asino, s’écrier « qu’il fallait poursuivre la guerre contre la prêtraille avec l’enthousiasme qu’apportaient les païens contre les chrétiens des premiers siècles… », tous ces signes et manifestations nous faisaient penser malgré nous à quelque Vésuve tout plein de grondements sinistres. Et quels troublants symptômes au surplus que l’absence, en la structure sociale de ce peuple, du muscle indispensable qu’est une classe moyenne. D’un côté, une aristocratie de vieille race, fine, élégante, classe de grands civilisés, mais singulièrement dépourvue d’esprit public, trop fière de son sang et de ses équipages princiers, qui croit tout sauver, ainsi que nous l’affirmait un journaliste de la Vera Roma, quand on a apposé son nom au bas d’une liste quelconque, et qu’on a fait placarder sur les murs une affiche retentissante. De l’autre, une immense armée de prolétaires, de gueux qu’on trouvait à tous les coins de rues, à toutes les portes des églises et des chapelles, pour en soulever au touriste le matelas crasseux, la main tendue, classe d’illettrés, de faméliques, adonnés, sur les plus grandes avenues, à des négoces de lacets de chaussures et de crayons de mine ou de cartes postales.

Hélas, je le dis parce qu’alors je l’ai éprouvé, ni Rome, avec son « parfum », ses grandeurs souveraines, ni Assise, encore hantée du doux fantôme du « Poverello », ni Florence, paradis des arts et des plus beaux génies, ni Venise, le soir, sous un soleil pourpre, plus belle qu’un banc de corail, n’avaient pu me faire oublier quelques-unes de mes appréhensions et voire de mes écœurements et de mes dégoûts. Et lorsque au début de l’été de 1908, mes études à Rome terminées, je franchirai la frontière suisse pour prendre le chemin de Fribourg, j’aurai l’impression de sortir d’un