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mes mémoires

Séjour en Angleterre

Londres nous laisse, à ce bref et premier séjour, une impression bien faite pour humilier en nous le sentiment français. Cette correction de tout le personnel des services publics ; ces policiers qui vous accueillent avec un salut, vous parlent souvent français, peuvent faire cent pas pour vous indiquer une rue, un autocar, un édifice, vous remettre sur votre chemin ; dans les magasins de la grande ville, cet empressement à vous donner le meilleur service possible, à prendre même le téléphone pour vous trouver l’article cherché, autant de menues attentions qui ne nous font ressentir que plus vivement, hélas, les polissonneries des fonctionnaires d’Outre-Manche, polissonneries que, jusqu’au dernier moment, on s’était plu à ne pas nous ménager. Puis, je le répète, nous sommes toujours en 1909. L’ère victorienne n’est pas encore terminée. Cinq ans nous séparent de 1914. Dans la presse londonienne il est bien question de l’Allemagne. On y dénonce volontiers sa concurrence industrielle et commerciale. Mais nos promenades à Westminster Abbey, le long du Parlement et de la Tamise, au Trafalgar Square, n’ont pas de quoi nous révéler la moindre lézarde en l’empire. La puissance britannique se dresse toujours devant le voyageur en son imposante majesté. Véritablement on se sent chez les maîtres du monde. Les lions de bronze de Trafalgar et la multiplication presque hallucinante de l’emblème léonin donnent à l’étranger une impression de force hautaine et tranquille. On se prend à croire à de l’imprenable, à de l’impérissable. Trois ans auparavant, j’avais éprouvé la même impression à Gibraltar, en parcourant quelques-uns des souterrains de la forteresse. Cependant toute apogée porte en germe son crépuscule. Qui, en Angleterre, songeait alors à 1914 si proche et si menaçant ? Ainsi va l’histoire. Toute grandeur d’ici-bas est faite d’un peu de poussière, d’un peu d’argile. Une statue, celle de Nabuchodonosor, se dresse toujours, ombre formidable, derrière les plus prétentieuses exhibitions des grandeurs impériales.

Enfin nous sommes à Liverpool. Sur le pont de l’Empress, je me sens tout à coup une âme neuve. Par je ne sais quel phénomène psychologique, tout ce qui est vieille Europe, vieux monde, m’a quitté. Tout ce lest est tombé à la mer. Je redeviens subi-