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II

MON ENFANCE

C’est dans ce décor, dans le rythme de cette vie paysanne que je vais vivre mon enfance. Cette enfance ! À soixante-seize ans, des images m’en reviennent comme dans une buée dorée, buée de poésie « charmeresse ». Fiction ? Déformation du souvenir ? Toujours elle m’est ainsi apparue, parce qu’il me semble qu’en vérité telle elle fut. Elle m’apparaissait dans ce halo, avec cette auréole, en mes premières années de collège, par exemple, les jours où la nostalgie me mordait au cœur. J’ai conscience d’avoir vécu une enfance réellement heureuse. Nos parents étaient sévères, nullement durs. Nous étions pauvres, mais si peu comblait nos désirs. En mes Rapaillages, je le confesse, j’ai courtisé un peu la fiction. J’ai romancé parfois les êtres et les choses. J’ai prêté à ma grand-mère des actes qui appartenaient plutôt à ma mère et vice versa. J’ai synchronisé quelques événements. La plupart des faits rapportés là restent authentiques. Ce que j’ai voulu évoquer par-dessus tout, c’est l’atmosphère, la couleur d’un coin de terre, l’âme du petit monde où se sont écoulées mes premières années. Et tout cela, je crois l’avoir décrit en son exacte vérité.

Nous étions pauvres, ai-je dit. Les moindres instruments de jeu nous manquaient. Nous ne possédions ni balle ni pelote. Nos petites sœurs n’avaient que les poupées qu’elles se fabriquaient elles-mêmes : poupées avec un semblant de tête, mais sans cheveux ni yeux, et habillées avec des retailles de vieux linge. Une seule paire de patins, lames de fer enserrées dans une semelle de bois, nous suffisait, à mon frère aîné et à moi. Nous n’avions jamais