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mes mémoires

lèvent en petites chaînes de montagnes. Avec les lèvres je me nommai les villages d’autrefois, Rivière-aux-Canards, Grand’Prée, Cobequid… Soudain, à mes pieds, la rade s’anima : des voiliers sinistres, ceux de Lawrence, passèrent devant mes yeux, chargés de leur cargaison humaine. Je vis les masses grises des proscrits entassés sur les ponts ; j’entendis le sanglot de détresse de ces malheureux, arrachés brutalement à leur pays, emportés vers des plages inconnues sans l’espoir d’un retour, et qui, au moment de l’adieu suprême, là-bas, au fond de la baie, voyaient flamber leurs moissons, leurs foyers, leurs églises, un long siècle de travail et de bonheur.

Le paysage, devant moi, respirait je ne sais quel apaisement dans sa solennité harmonieuse et douce. Mais le contraste ne me renvoyait que plus douloureusement le souvenir du bonheur qui là, en ce coin de pays, fut un jour broyé férocement. Alors, mesurant en moi-même la brutalité et la félonie qui ont commis ces choses, qui ont fait à ces Français, nos frères, ce mal jamais réparé, j’ai su pourquoi nous portons tous au cœur de vieilles blessures inguérissables.

Après plus de quarante ans, je ne changerais pas grand-chose à ces lignes. Je sais bien ce que l’on peut m’opposer, et, par exemple, que ces spoliations et déportations étaient dans les mœurs des guerres de l’époque. Louis XIV aurait un moment nourri le dessein d’infliger une semblable déportation aux protestants de la Nouvelle-Angleterre, et les Acadiens, trop dociles aux maladroites directives de quelques-uns de leurs missionnaires, se seraient attiré leur infortune… Possible. Mais de tels actes, exécutés de sang-froid, et, ce qui est plus grave, conçus de longue main, qu’ils soient accomplis par qui que ce soit et pour les motifs que l’on voudra, en restent-ils moins des actes barbares qui, après dix-huit siècles de christianisme, déshonorent l’humanité ? Et ne faudrait-il pas plaindre la conscience d’honnête homme qui absoudrait ces sortes d’abominations ?

Ce sera la grande étape et presque la dernière de notre pèlerinage. L’heure nous presse. Rapidement, nous faisons le crochet vers la baie Sainte-Marie qui nous laisse l’image d’une terre pauvre, d’un pays presque désolé. Les proscrits devenus une race