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deuxième volume 1915-1920

l’on vient de m’imposer. Je sais l’attente du public. Le nationalisme naissant éprouve le besoin de s’abreuver aux sources vives de l’histoire. Il y cherche nourriture et appui. Contrairement à tous les réveils des nationalités, celui du Canada français s’était produit à la suite d’un conflit politique : participation ou non du Canada aux guerres de l’Empire britannique. Ce réveil n’était pas le fruit d’une fermentation d’intellectuels. Un homme l’avait suscité : Henri Bourassa. J’entrevois le rôle qui va m’incomber. Mais en 1915 un professeur d’histoire du Canada, à l’Université, reprend un enseignement tombé en désuétude, abandonné depuis un demi-siècle, depuis l’époque déjà lointaine de l’abbé Ferland. Au Canada français, voilà bien, en effet, cinquante années qu’après une brève apparition en public, l’histoire s’est vue reléguée dédaigneusement sur l’Aventin. Et l’on sait en quel état l’enseignement en est tombé dans nos collèges et nos écoles. Quel vide il me faudra combler ! Et avec quelle pauvreté de moyens ! Restée sans chaire à l’Université, l’historiographie est tombée aux mains d’amateurs dont quelques-uns excellents chercheurs et de bonne méthode ; mais à côté de ceux-là, combien de petits historiens improvisés ont brouillé autant qu’éclairé maints problèmes de l’histoire de leur pays. Puis, il me faut me constituer une bibliothèque du moins sommaire, me trouver les ressources indispensables pour des séjours aux grands dépôts d’archives à Québec ou à Ottawa. Mais où prendre l’argent ? La Faculté des arts, à Montréal, n’est qu’une pauvre dame sans cassette ni porte-monnaie. Les Messieurs de Saint-Sulpice ont soldé eux seuls jusqu’alors les frais du professeur de littérature française. Au fait, l’on me versera, pour mes cinq conférences de l’année universitaire de 1915-1916, la somme phénoménale de $50, soit $10 pour chacune. Peut-être et sans doute, ai-je dit bien des fois, la marchandise ne valait-elle pas davantage. Mais avec ces honoraires mirobolants, comment m’équiper de façon convenable pour ma tâche ? D’ailleurs, à l’époque, qui possède, en mon milieu, l’idée nette d’un cours universitaire d’histoire, en sait les exigences, a quelque expérience du travail aux archives, connaît l’état de nos grands dépôts, si peu et si mal inventoriés ? Qui surtout soupçonne les frais que peuvent entraîner ces sortes de travaux et voyages ? En toute vérité de fort braves gens et pas très loin de l’Université sont bien persuadés qu’il me suffira de m’ache-