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mes mémoires

personnalité ; s’il fait « le neutre et l’indifférent », dirons-nous avec Bossuet, « il abdique sa qualité d’homme ».

Cependant si parfaite que soit sa volonté d’impartialité et d’objectivité, l’historien ne peut faire qu’il n’appartienne à ce monde mystérieux et mêlé d’images, de sentiments, d’idées, de traditions, d’influences innombrables qui l’ont individualisé, ont modelé certains aspects de son esprit. Il reste de son pays, de sa nationalité, de sa foi : toutes choses, s’il est bien né, dont il ne peut s’abstraire. En quelle mesure échappe-t-il et peut-il échapper à ces prises puissantes, à cette moitié d’être, dirais-je, qui est en lui ? Autre chose : se peut-il cacher la répercussion, le rôle redoutable de son œuvre si mal structurée ou si mal écrite qu’elle puisse être ? L’on n’offre pas impunément à sa réflexion la vaste expérience humaine. Combien la tentation est grande de prêter à l’histoire des lois qui ne sont ni de son ressort ni de sa juridiction ou d’enchaîner les faits pour des conclusions ou des interprétations qui sembleraient par trop recherchées.

Serais-je tombé parfois dans ces illusions ou ces travers ? On me renvoie là-dessus à certains de mes discours ou de mes conférences où je me suis appliqué à tirer quelques leçons du passé et où je n’ai caché ni sentiments ni penchants. À ce sujet me faudrait-il reprendre, une fois de plus, la réponse que tant de fois j’ai faite ? Dans son cabinet de travail ou dans sa chaire de professeur, rien ne libère l’historien des lois sévères de sa discipline. Mais son œuvre écrite ou achevée, qui peut bien empêcher cet homme de réfléchir sur elle ? Et au nom de quoi lui serait-il interdit de faire profiter les siens de sa vision plus riche, plus aiguë du passé, parce que plus éclairée et plus immédiate ? Sans doute, doit-il se méfier de ce que l’on appelle trop volontiers les lois de l’histoire. La loi présuppose un déterminisme que ne supporte point le fait historique livré aux fluctuations de la liberté humaine. L’histoire n’est pas davantage un perpétuel recommencement. Les générations ne se succèdent point pour reprendre indéfiniment les mêmes erreurs ou les mêmes réussites. En certaines limites, l’histoire en resterait-elle pour autant inutilisable ? Une longue et véridique expérience enseigne pourtant que les actions humaines n’échappent pas aux lois générales de la causalité. Nous n’avons plus à apprendre, par exemple, que telle déviation intellectuelle