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premier volume 1878-1915

son jeune visage, de ses yeux, comme si j’avais pu plonger jusqu’à son âme, en percer le mystère. Aujourd’hui encore je ne saurais dire combien l’affection de cette sœur aura manqué à l’enfant sentimental que j’étais alors, et qui, si souvent au milieu des siens, s’est senti isolé. Une sensibilité trop vive que j’ai eu grand-peine à maîtriser a fait le tourment de mon adolescence. Héritage peut-être d’une mère qui, aux jours où elle me portait, se mourait d’ennui pour son homme, absent chaque hiver, pour un séjour dans les chantiers du Haut-Outaouais ou dans les fourneaux à peinture des États.

Leçons de travail

Toujours dans la ligne de ces mêmes souvenirs, évoquerai-je les occupations d’un petit gars de mon espèce à l’époque ? En 1882, père Émond, voyant la famille en forte croissance, et jugeant insuffisante la petite terre où nous habitions, acquérait la propriété que nous avons toujours appelée la « terre du bois », grand terrain de près de quatre cents arpents qui fait le bout du rang des Chenaux, en bordure du lac des Deux-Montagnes. Il l’achetait au prix de $9,700 dont $500 comptant, le reste par versements de $400 par année. Achat risqué, téméraire, pour un jeune habitant marié sans biens. Dans tout le rang, père Émond passa pour un parfait extravagant, un « vaillant-poche », disait ma mère, qui se ferait arracher sa terre, comme tant d’autres avant lui. Au vrai, le jeune habitant jouait le tout pour le tout. Mais lui et sa compagne avaient bien l’intention de gagner la partie. Force leur fut donc de mobiliser jusqu’aux dernières réserves, la capacité de travail de la jeune famille. Et voilà comment, tout jeune, à huit, à neuf ans, je maniais déjà la faucille ; j’avais une faux dans les mains et fauchais les rapaillages, à l’entour du bois où, précisément, j’ai, aujourd’hui, une petite maison de campagne. Avec la même faux, j’ai aussi crocheté des pois. J’ai suivi la herse, le printemps, les jours de congé, à la longue journée. À huit ou neuf ans, je trayais régulièrement les vaches. À l’automne, après l’école, j’allais chercher, à mon tour, le troupeau sur l’autre terre. Sur la terre demi-gelée ou les journées de pluie, dans les chemins de glaise gluante, nous y allions nu-pieds : histoire de ne pas ramener