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premier volume 1878-1915

élections. Et voilà la campagne électorale déchaînée, avec candidats des deux partis, appel nominal, force assemblées dans le village. Souvenir qui a gardé pour moi une particulière saveur et qui me rappelle comme les meilleurs parents peuvent s’accorder de faiblesse pour la précoce notoriété de l’un de leurs enfants. Si sévères pour nos moindres sorties ou courses au village, mon père et ma mère fermèrent les yeux sur mes absences, le soir, alors que seul, et pendant une quinzaine, par le chemin noir et enneigé, je me rendais à nos assemblées pour n’en revenir que vers les dix ou onze heures, la tête dans les étoiles. Et de retour au foyer, que de questions anxieuses m’assaillaient sur la marche de l’élection. Y avait-il du monde à nos réunions ? Plus de monde qu’à celles des adversaires ? Y avais-je parlé ? Quel accueil m’avait-on fait ? Et surtout, que pensaient de tout cela, les vieux, les grands électeurs présents ? Mes réponses confiantes, enthousiastes, faisaient se gourmer d’aise mes chers et indulgents parents. C’est que ces élections pour rire qui ont fini par me faire pleurer, puisque j’y recueillis une cinglante défaite, avaient révélé aux miens un don que moi-même je ne me connaissais pas : un certain don de parole. Don bien modeste, sans doute, don spontané, mais d’un effet manifeste sur mes petits camarades. Don qui m’était venu, j’imagine, pour avoir entendu, aux élections multipliées et récentes des grands électeurs, les ténors de husting les plus réputés du temps et dont quelques-uns m’avaient véritablement passionné. Au juste, de quoi pouvaient bien s’étoffer mes discours, ou plus justement, mon babillage électoral ? Par la lecture des journaux et des brochures des clubs villageois — car il y avait de ces clubs — j’avais appris en gros le système parlementaire de mon pays, la politique des deux grands partis en ses principales lignes. De quoi me bourrer la tête de tout un magasin de clichés et de périodes sonores qui me permettaient, sans papier à la main, de haranguer, d’un seul souffle, pendant un quart d’heure, vingt minutes, mes camarades émerveillés, et voire les grands électeurs qui s’amusaient prodigieusement à nos assemblées. Je n’étais pas candidat. Mais j’étais l’un des piliers de mon parti. Et avec quelle conscience je m’efforçais de porter mes hautes responsabilités ! Mon élan ne m’allait quitter que le soir du scrutin, alors que, par corruption et tricherie naturellement, politicien novice et naïf, je dus encaisser la défaite et assister non