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mes mémoires

et dont il eût voulu faire la tribune de tous les écrivains de langue française de par le monde. Il m’avait prié d’y laisser publier « La leçon des érables ». Et j’avais été émerveillé par la calligraphie du prince : écriture fine, de moins d’un dixième de pouce en hauteur, et néanmoins d’une impeccable régularité : véritable spécimen d’écriture artistique comme il ne s’en voit que dans les anciennes enluminures. Henri d’Arles et moi faisions route ensemble vers la rue de Grenelle où le prince possède son hôtel à l’ancienne mode : haute enceinte de pierre, pavillons, cour intérieure, parterres. Une sonnerie nous fait entrer dans l’enceinte. Puis un serviteur nous conduit dans un grand salon où s’entassent objets d’art et souvenirs de famille. Quelques instants d’attente. Le prince apparaît, leste, joyeux, la main tendue. Le dîner se prend strictement en famille, avec la princesse, de je ne sais quelle descendance aristocratique d’Espagne, et avec leurs deux enfants, deux fillettes. Homme dans la quarantaine environ, licencié de Sorbonne, le prince est un modéré en politique, comme en art et en littérature. Nous ne tenons donc que des discours modérés. Mais encore là, l’atmosphère est charmante de simplicité. Je suis loin de me douter alors que l’une de ces fillettes dont je taquine les boucles de cheveux après dîner, deviendra un jour directrice de Marie-de-France à Montréal (Mme S. d’Alvemy, 1950-1955). J’ai gardé une dizaine de lettres du prince, toutes écrites de la même écriture fine et régulière. Il me rappelle l’un des rares survivants de ces grands de France, qui menaient encore vie opulente et élégante, aimaient à protéger arts et artistes, lettres et littérateurs. Le prince était très lié avec quelques poètes et artistes d’avant-garde. Il était un collectionneur de livres rares. Il en possédait qui remontaient à l’invention de l’imprimerie. L’un de ses châteaux en province avait été pillé par les Allemands pendant la guerre. Il courait les bouquineries, se tenait même à l’affût des ventes à l’étranger pour racheter ce qu’on lui avait pris. Chez cette génération de Français qui sortaient à peine de l’épouvantable mêlée de 1914-1918, j’ai observé un singulier mélange de fierté, de contentement, d’anxiété et de goût de cendre. Fierté de la victoire tant attendue et si chèrement payée ; contentement de vivre dans le retour de la paix et, en même temps, angoisse secrète, incertitude d’un avenir qu’on sent mal assuré ; goût de cendre pour cette douceur de vivre d’avant 1914 qu’on sait finie pour jamais.