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mes mémoires

De nouveau la classe se trouva collée. Je m’en tiens à ce seul fait. Il suffit à définir l’enseignement d’une époque et l’effroyable gaspillage que de pauvres maîtres, trop improvisés, et point par leur faute, pouvaient faire de nos intelligences d’enfant.

Parmi les professeurs de mes premières années de collège, je fais exception néanmoins pour l’un d’entre eux, l’abbé Pilon (Anthime, je crois), fils d’un avocat et qui devint avocat lui-même. Ce séminariste, professeur d’anglais sans en beaucoup savoir, avait le goût de la lecture. En récompense, quand nous étions sages — ce qui nous arrivait parfois même à cette classe d’anglais ―, notre séminariste nous lisait les Lettres de mon moulin d’Alphonse Daudet et quelques romans de Jules Verne, v. g. Le Tour du monde en quatre-vingts jours. L’abbé Pilon lisait bien. Quels quarts d’heure charmants me sont restés en mémoire ! Le professeur n’omettait même pas en Daudet « L’Élixir du Père Gaucher ».

En dépit de mon ennui, je ne néglige pas trop mon travail. Facilement, trop facilement, je prends la tête de ma classe. D’ordinaire, j’expédie thèmes et leçons à l’étude du matin. À l’étude du soir, je me laisse gagner par ma passion de la lecture. Et qu’ai-je lu ? Je lis, je lis, je lis à tout hasard, sans direction, personne ne s’avisant de m’offrir ce rare privilège. Je lis des romans d’aventures, ceux de Mayne Reid, ceux de La Mothe, d’autres. Le Robinson suisse emporte de haut toutes mes préférences. À la bibliothèque collégiale, chaque élève n’a droit qu’à un livre par semaine. Mais le livre de la semaine dûment lu, rien n’empêche d’échanger avec un camarade. Et alors, parmi les jeunes tricheurs, c’est à qui, à la fin du mois, pourra vaniteusement afficher la plus longue liste de volumes avalés. Le niveau de mes lectures s’élève pourtant peu à peu. Dans ma classe, à Sainte-Thérèse, nous étions presque tous des enfants de parents pauvres. Notre argent de poche ne trouait pas nos pantalons. N’importe. Pour suppléer à l’indigence de la bibliothèque du Séminaire, nous nous cotisions, entre confrères, pour l’achat à la douzaine, dans les librairies de Montréal, des fascicules à trois