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Page:Groulx - Mes mémoires tome II, 1971.djvu/196

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mes mémoires

flent, se renforcent comme des vagues sous le vent ; apaisés dans un coin de la salle, ils reprennent dans un autre. Et les minutes passent, et la frénésie ne cesse pas. Bourassa, dans l’attente, s’essuie la figure et les yeux ; puis, devant ces acclamations prolongées, sans fin, choisit de s’asseoir et se met à causer avec son voisin, Armand LaVergne. Pendant ce temps-là, l’auditoire, qui ne sait plus comment manifester, paraît chercher quelque chose, un chant peut-être qui exprime l’émoi collectif. Et voici que, ci et là, s’ébauchent quelques bribes du Ô Canada : chant national, hélas encore peu connu, mais dont les fragments tant bien que mal parviennent à se joindre. Et l’on se regarde dans les yeux, réjouis, un peu étonnés de cette secousse suprême qui vient de poigner chacun au cœur. À mes côtés, Albert Benoît, alors sensible à ces sortes d’impressions, a les yeux pleins d’eau et ne sait que me dire. Enfin la foule se rassied. Bourassa reprend son discours. Il parlera environ deux heures, avec les mêmes moyens, la même lucidité, le même élan, suscitant les mêmes émotions ; et, à la fin de ces deux heures, il lancera sa péroraison, ou plutôt sa conclusion, avec le même brio, la même vigueur, apparemment infatigable. J’ai la conviction, pour ma part, d’avoir assisté à une soirée historique. Et, au vrai, y eut-il souvent, dans la vie du Canada français, émotion collective poussée à ce diapason ? Petit écolier, j’ai souvent entendu, dans mon village, lors d’élections partielles, les gros canons des deux partis. Quelques-uns ont touché ma jeune sensibilité. Sorti de collège en 1899, je suis allé entendre, le soir de la Saint-Jean-Baptiste, avec mon ami Jean-Marie Phaneuf, quelques-uns des hommes alors considérés comme chefs. Ce soir-là, mon ami et moi, nous étions sortis de la salle du banquet, oh ! combien déçus, attristés, écœurés, devant le vide des outres politiciennes, devant ces perroquets des pires poncifs patriotiques. Pour toujours je serai guéri du culte des idoles électorales. En revanche, ce soir du 17 avril 1905, j’avais pu entendre un homme : un homme véritable et magnifique, un orateur qui répondait presque à toutes mes exigences de jeune professeur de rhétorique : discours d’idées, de belle culture, d’une diction, d’un débit, d’un geste où il n’y avait rien à reprendre. Et la scène pathétique du début m’avait révélé une force,