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mes mémoires

tels. En 1921-1922, je l’ai rappelé plus haut, je suis allé plusieurs fois dîner, en compagnie d’Henri d’Arles, chez le prince et duc de Bauffremont, en son hôtel de la rue de Grenelle. Chez le duc de Broglie, je retrouve la même élégance aristocratique : de la richesse dans la simplicité, du bon goût, de la cordialité dans l’accueil, ce grand air que conservent si merveilleusement les familles de vieille souche et de vieille noblesse. Quatre cents sièges, petits fauteuils de style à dos doré, avaient été rangés dans le salon. On me donne place au premier rang. Je pourrai entendre à mon aise le conférencier. Il revient d’un Congrès du Barreau au Canada. Une voix sobre, un orateur sobre qui laisse l’impression d’avoir été un grand avocat. Il parle du Canada avec une précision assez inaccoutumée chez ces voyageurs-éclair qui n’ont pu apercevoir que la surface des choses, mais décrivent et jugent tout avec une imperturbable assurance. M. le sénateur écorche bien quelques noms. Il dit Pérocheau, pour Pérodeau. Mais ce sont là peccadilles dans un cas comme le sien. En somme conférence très intéressante ; des opinions très sympathiques sur le Canada, les Canadiens et surtout les Canadiens français. M. le Bâtonnier est, comme il convient, un homme froid. Pourtant son vovage lui a donné au moins une minute de suprême émotion. Et ce fut le soir de son arrivée à Québec, terme de sa traversée. Le dîner pris au Frontenac, M. le sénateur Fourcade est allé se promener, prendre l’air sur ce que l’on appelle la Terrasse Dufferin. Le ciel québecois s’était paré d’étoiles. Là-bas, au bout de la Terrasse, une silhouette se détachait dans le crépuscule : celle de Samuel de Champlain, saluant, chapeau bas, la jeune terre française. Et les promeneurs allaient et venaient sur le promontoire au bord du fleuve miroitant de tous les feux de sa rade. Tout ce monde, à la grande surprise du voyageur, parlait français ; une musique jouait même, ce soir-là, des airs de France. M. Fourcade se sentit empoigné au cœur. Il décrivit la scène, puis la gorge serrée d’émotion, n’ajouta que ces quelques mots : « En ma vie d’avocat, le prétoire m’a valu, certains jours, de très fortes impressions ; mais jamais je ne me suis senti aussi ému, aussi bouleversé que ce soir de mon arrivée, en ce coin de terre jadis français et qui l’est si fidèlement resté. »