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cinquième volume 1926-1931

En dépit de la mise en garde de Mlle Agnès, je me risque à l’interroger sur ses travaux d’histoire. Il me répond aimablement — cela du moins je ne l’ai pas oublié — :

Je suis un ancien magistrat, comme vous savez. Je n’ai jamais pu me défaire du pli professionnel. Et je crois qu’en histoire ce pli a du bon. Tout problème historique est pour moi une cause évoquée à mon tribunal. J’organise consciencieusement mon dossier. J’en scrute toutes les pièces. Je prends la cause en délibéré. Quand tout est mûr, je rends mon jugement. Je veux dire que j’expose toute l’affaire. J’essaie de ramener le fait à sa juste mesure, à son exacte réalité. Comme c’est un fait humain, je m’efforce de pénétrer les motifs des acteurs qui y sont mêlés. Et je n’ai plus qu’à écrire les résultats de mon enquête.

Ainsi travaillait M. Pierre de La Gorce. Méthode qui, après tout, n’avait rien de si hétérodoxe. Mais une fois de plus j’appris comme il est difficile à un travailleur intellectuel de définir sa méthode de travail pour ce qu’il y entre de subjectif, et par conséquent d’impénétrable à soi-même. M. de La Gorce avait sûrement une méthode d’historien rigoureuse, plus que personnelle. Il n’arrivait pas à la définir. Comme son ami Goyau, M. de La Gorce faisait encore à 85 ans des projets de travail. Une figure continuait de l’obséder : celle de Napoléon III, l’un de ces grands fantômes qui ne cessent de hanter l’esprit des historiens, même après qu’ils les ont rendus à la vie. Ce Napoléon III, Pierre de La Gorce l’avait retourné en tous sens dans sa monumentale Histoire du Second Empire, la partie de son œuvre la moins dense, un peu délayée peut-être, ai-je dit tout à l’heure, étude, analyse hâtive, d’une lave mal refroidie. Figure énigmatique au souverain degré que celle de ce neveu de Bonaparte. Sujet on ne peut mieux fait pour un historien-psychologue, amateur des âmes troubles, compliquées, enveloppées de mystère. En effet, Pierre de La Gorce devait tenter un nouveau portrait de Napoléon III. Brochure de quelques pages, très concise, dernière et triomphante manière de ce noble historien qui nous donnerait dans la même veine, un Louis XVIII, un Charles X, un Louis-Philippe. Sa conception de l’histoire n’était peut-être pas celle qu’on dénomme « histoire scientifique », qui tend à se définir par la multiplicité des notes ou références au bas des pages, par une confusion volontaire avec l’éru-