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mes mémoires

Cavagnial, le « Grand Marquis », allait révéler, en ce coin de l’Amérique, ses admirables qualités d’administrateur ; il donnerait à la Louisiane une apparence de prospérité, mais tard, trop tard, comme tout ce qui s’est accompli en l’Empire français d’Amérique. Je n’ai guère le temps de philosopher. Le pays est là si beau, si prenant : une végétation mi-tropicale, un vent doux que nous aurions pu croire de notre meilleur été. Et ces oiseaux multicolores, le cardinal, le geai aussi fréquents dans les arbres que chez nous le merle ou le pinson. Et les arbres, le palmier royal et surtout le chêne aux bras géants, capable d’abriter une foule, vrai roi de la forêt qui atteste l’extraordinaire fécondité de la terre mississipienne. Et le peuple vers qui nous a conduits notre long pèlerinage. Ils sont arrivés là après l’ouragan de 1755 et de 1760 : 2,500 Acadiens venant de la Nouvelle-Angleterre et de France. Ils sont maintenant en Louisiane et au Texas, 500,000, peut-être 700,000. Tout de suite, nous l’éprouvons, nous le sentons, nous ne sommes plus en terre étrangère. Des frères nous accueillent. Et tant de choses nous rappellent le « chez nous » : le groupement humain, le style des maisons, les clochers d’église, le visage des hommes et des femmes. Et aussi le parler, le parler français pas éteint partout. C’est le « chez nous », mais d’une nature plus riche, un « chez nous » plus chaud, un « chez nous » tout en fleurs, tout en roses, où la fleur du rosier orne les maisons, les chemins, apparaît aussi abondante que la fleur du pissenlit dans nos champs. Pendant huit jours tout proche, nous nous promènerons dans les petits villages, dans les petites villes, partout fêtés, accueillis royalement. Et quels souvenirs nous ont laissés ces banquets en plein air, le soir, sous les ramures gigantesques des chênes, sous un ciel de diamants ! Et nous avons parlé, parlé, discouru tous les jours, infatigablement, devant des auditoires jamais assouvis, devant des auditoires de 5,000, 8,000 personnes ; un jour même, à Martinville, ils seront 22,000 auditeurs. Qu’ai-je dit à ces frères acadiens ? Encore cette fois, un peu fatigué, parti pour la Louisiane à peine de retour d’Europe, je n’ai pas pris de notes. Je sais seulement que j’y ai pris une véritable extinction de voix. Au banquet du départ à la Nouvelle-Orléans, à peine ai-je pu articuler quelques phrases. J’aime mieux rappeler quelques menus faits qui m’ont fortement ému. Le curé