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mes mémoires

historique, j’en ai conscience, sera longue, difficile. Sur l’enseignement au cours du Régime français, un ouvrage existe, ouvrage de valeur, celui de l’abbé Amédée Gosselin. Sur la période d’après 1760, rien encore n’a été tenté. Ce sera pour moi l’aventure en pleine forêt vierge. Il en sera de même pour le cas des minorités. Là non plus, rien de précis, rien d’élaboré. En ce printemps de 1928, la Société Royale tient ses assises à Winnipeg. L’on nous offre des billets de chemin de fer à prix réduit. Je décide d’en profiter : j’irai à Saint-Boniface y étudier, aux archives de l’Archevêché, au moins deux chapitres de mes cours prochains : la question des écoles du Manitoba et celle des écoles du Nord-Ouest.

En cette fin de mai 1928, avec quelques collègues de la Société Royale, je prendrai le train de Winnipeg. Noterai-je ici quelques impressions de voyage ? Pour la première fois de ma vie, je puis constater de visu l’énorme coupure de civilisation et même de vie humaine, entre l’Est et l’Ouest du pays, ces 500 milles du bouclier canadien, au nord du lac Supérieur, vaste panorama de bosses presque passées au rabot, procession hallucinante de monticules chauves ou mal garnis d’avares végétations, avec ici et là, entre des milles de distance, les plus minces agglomérations humaines : une gare chétive, quelques petites maisons de cantonniers, tout juste ce qu’il faut pour accentuer l’immense et sauvage solitude. Tous les couplets patriotiques n’y pourront rien : la nature a coupé le pays en deux. Il faudra bien du temps, bien des liens artificiels, pour enjamber ces 500 milles de terres désertiques, recoudre, dans la vie, Est et Ouest. Le 4 juin, j’adresse à mon ami Antonio Perrault une « Lettre du Manitoba » (reproduite dans L’Action française, XX : 35-48) qui contient mes premières impressions. Comme à tous les voyageurs, le changement d’horizon me donne un premier choc :

Un élément géographique s’impose à l’œil avec force et domine tout : la prairie. J’ose presque dire : Sa Majesté la Prairie ! Vraiment elle a l’imposante solennité d’une souveraine. Aux abords même de Winnipeg, le regard s’enfuit du côté de l’ouest vers des espaces illimités, horizons fuyants où dansent, entre ciel et