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mes mémoires

où pareille attitude ne blesse ni la charité, ni la justice, je me garderai bien de leur en faire reproche. Mais alors je me demande pourquoi, et dans la même mesure, les Canadiens seraient tout, excepté pro-Canadiens français ? Du reste, j’oserai même demander s’il est bien dans l’intérêt de la minorité qu’un redressement tarde à s’opérer ? La question qui se pose est bien celle-ci : la situation économique qui prévaut actuellement dans la province de Québec, notre peuple la subira-t-il et peut-il la subir indéfiniment ?

Hélas, à cette question, j’osais donner une réponse :

Une génération de Canadiens français, la mienne, a pu accepter que, dans cette province, il y ait un grand commerce, une grande finance, de grandes industries, de grandes compagnies d’utilité publique, et que, dans ce commerce, cette finance, ces industries, ces compagnies, qui ne sont que le fruit de l’exploitation des ressources nationales, nous qui sommes après tout la majorité des clients, nous ne tenions, en tout cela, que les rôles les plus infimes et les plus méprisables… Mais vous savez bien qu’une autre génération ne regardera point du même œil ce spectacle poignant, parce qu’il la blesse au plus vif de son esprit et de sa fierté, parce qu’il la mord au plus sensible de sa chair.

Que le danger est grand de jouer au prophète ! Vérité accablante aussi de cet axiome que j’exprimais alors volontiers : « Les idées marchent, mais à condition qu’on les porte. » Une autre génération est venue ; elle a grandi, a pris les rênes. Hélas, elle a été aussi résignée, aussi morne que celle de ses aînés. Elle a épaulé des politiciens qui, comme elle, avaient dénoncé avec la dernière véhémence, notre servitude économique et qui, parvenus au pouvoir, ont continué, en l’aggravant, la politique de leurs prédécesseurs. Ma génération avait connu la désolante évolution d’Henri Bourassa. La génération qui nous suivit subit passivement et parfois en l’applaudissant la trahison de l’Union nationale.

Comment l’aurais-je pu croire, en cette soirée du 12 février 1936, alors que je sentais autour de moi, à Montréal, cet auditoire si vibrant, d’oreille si ouverte, de la Chambre cadette de commerce ? Je n’ai pas oublié, en particulier, la chaude, l’étreignante poignée de main que vint me donner un jeune avocat qui faisait alors quelque peu parler de lui et qui, comme tant d’autres, devait tourner le dos à ces trop compromettantes aspirations.