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mes mémoires

soi. Tout autre est le sort du Canadien français émigré hors de sa province. Quelque vestige historique qu’ait laissé l’ancêtre sur tout le territoire canadien, trop de pénibles réalités et, au premier chef, les entraves de toute sorte qu’il éprouve à l’exercice de ses plus chères libertés, l’avertissent de son indignité d’étranger en son propre pays ; loin d’étayer ou de tolérer sa survivance française, tout l’environnement, politique, social, culturel s’affirme carrément ou sournoisement hostile. Impossible également pour l’émigré de fonder sa prétention à survivre sur un droit naturel et positif qu’il expérimente, peu ou point reconnu hors du Québec. Survivre, en son cas, ne peut être qu’affaire de réflexion et de volonté, et pour une grande part, de sentiment : attachement raisonné à la culture d’origine, à des racines historiques, attachement sentimental au petit pays de ses pères. Dans le cas de l’esprit plus cultivé, ajoutons, si l’on veut, un certain sens de la dignité de l’homme et des droits du citoyen à qui il suffit d’être soi-même et de sa culture pour se sentir l’égal de qui que ce soit et de ne demander à personne la permission de rester ce que l’on est. Mais, en tout ce complexe psychologique, et pour la moyenne de nos gens, comment ne pas assigner la part capitale à l’emprise qui peut subsister de la patrie d’origine, le pays québecois ? En définitive, l’émigré canadien-français à travers le Canada, qui se cabre dans son irrédentisme français, le fait-il pour autre chose que ce qu’il a apporté et qui survit en lui de la vieille province ? Et voici que ressurgit le problème en sa gravité. Appui, pôle de survivance ou de résistance, le Québec l’est-il pour ses minorités émigrées ? Et l’est-il avec assez de vigueur et de prestige ? Y a-t-il motif d’orgueil, de fierté, pour le fils lointain, à se savoir et à se dire de la province mère ? Et de cette fierté, et de cet orgueil, y en a-t-il assez pour que la résolution de rester français et pour que l’image de la petite patrie demeurent vivaces dans l’esprit de plusieurs générations ? On pourra cueillir, sans doute, ici et là, des survivances émouvantes. Un jour, — je suis toujours en 1928, — un jeune avocat de Saint-Boniface, un Bernier ou un Dubuc, je ne me souviens plus lequel, me fait cette confidence : « Je suis né au Manitoba ; j’y ai vécu toute ma jeunesse. Mais je m’ennuie de la vieille province de Québec. Chaque fois que j’y vais, j’en rapporte une profonde nostalgie. » Cas isolé que celui-là ? On peut le penser, et avec raison. Un incident