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mes mémoires

Bertrand, de sa timidité singulière, timidité qui ne le protège aucunement toutefois contre d’extraordinaires brusqueries de langage, des échappées de capitaine Fracasse, on dirait même d’un plaisir sadique de dévisager l’interlocuteur. Le Père Gillet nous confie ses impressions sur les États-Unis d’où il arrive. Il paraît enthousiaste de certaines formes de la vie religieuse ; l’état d’âme de la jeunesse américaine, désireuse d’une règle morale et d’une reconstitution de la famille, laisserait entrevoir les plus beaux espoirs. J’écoute le Père et je me demande si ses impressions de voyage se défendent bien de beaucoup de superficialité. Après le déjeuner, le Père s’ouvre à moi de l’agacement que lui cause le conflit irlandais et canadien-français au Canada. Il me demande : « Comment expliquez-vous un tel état d’âme chez les Irlandais ? » On devine la réponse que je fais au Révérend Père : mystère d’ambition de race, de course aux hauts postes dans l’Église, ambition aussi de se faire pardonner son ancien état de peuple serf, résolu à se fondre dans la race dominante ; mépris du dissident qui se refuse à l’assimilation.

Dîner chez les Jésuites des Études

Ce même jour j’étais retenu à dîner chez les Pères jésuites des Études, 15, rue Monsieur. Ce ne sera pas seulement un dîner, m’a-t-on prévenu, mais l’on profitera de la circonstance pour instituer un dialogue entre Français de France et le Canadien français de passage à Paris. J’allais entrer, je le savais, dans un grand cénacle. Je suis depuis longtemps lecteur des Études. La plupart des Pères me sont connus par leurs ouvrages ou leur collaboration à la revue. Cette revue, je l’admire, je la lis régulièrement pour y trouver ce que je crois la plus saine pensée de la France catholique. Une revue qui se tient rigoureusement dans l’axe de l’Église, aux écoutes de Rome. Revue moderne et pourtant point moderniste ; qui se tient à la page, à la fine pointe des mouvements intellectuels, sans jamais fleureter avec les opinions ris-